Dans mes articles "Pourquoi la France veut-elle croire en la fin du christianisme?" et "Qu'est-ce qu'une vision désenchantée du monde?", j’ai évoqué comment les Français (et les Occidentaux plus largement) comprennent la sécularisation et ce qu’elle a produit en termes de vision du monde (le sécularisme et le pluralisme).
J’ai déjà évoqué l’apport essentiel de Charles Taylor, philosophe canadien, pour la compréhension de ces phénomènes. Dans cet article, je vais tenter de synthétiser comment Taylor analyse la sécularisation.
Il y a cinq siècles, en Europe, il semblait inconcevable de ne pas croire en Dieu. Aujourd’hui, c’est presque l’inverse : croire en Dieu paraît étrange, voire suspect. Pourquoi ? Que s’est-il passé pour que la foi, jadis évidente, soit devenue marginale ?
Avant le XVIIᵉ siècle, l’Occident vivait dans ce que Charles Taylor appelle un monde enchanté. Dans un tel monde, il était virtuellement impossible de ne pas croire en Dieu. Le monde enchanté, selon Taylor, n’est pas un monde rempli d'elfes et de gobelins, mais un monde qui a trois caractéristiques :
Les saisons, la pluie, les récoltes… tout témoignait d’une intention divine. Le monde n’était pas une machine qui tourne toute seule : il était habité par Dieu et dépendant de lui.
On ne concevait pas un royaume, une loi ou une morale sans une référence supérieure. Les structures sociales et politiques trouvaient leur fondement dans une transcendance. Le bien et le mal étaient définis par Dieu et la société devait s’y conformer.
Les anges, les démons, les miracles étaient des évidences. On vivait dans un univers ouvert, où le Ciel et la terre s’interpénétraient. Les maladies, les calamités étaient comprises comme la conséquence de la guerre entre Dieu et Satan.
Ce monde enchâssé dans le sacré donnait aux hommes une vision claire du monde : vivre, c’était apprendre à se situer dans un ordre voulu par Dieu. Dieu était au cœur de la vision du monde.
Puis est venue la sécularisation, ce long processus qui a déplacé le centre de gravité de notre vision du monde. Petit à petit, Dieu a été retiré du centre et d’autres explications se sont imposées :
Nous sommes passés d’un cadre transcendant (où Dieu est le point d’ancrage de la réalité) à un cadre immanent (où tout s’explique à l’intérieur du monde, sans référence à ce qui le dépasse).
Le philosophe phare des Lumières a ajouté une pièce essentielle à ce puzzle : selon lui, le discours moral ne dépend pas d’une loi extérieure, mais d’une conscience intérieure universelle, un "instinct divin". Déiste, il croyait à une éthique naturelle d’origine divine implantée dans le for intérieur de chaque homme.
Mais dans une culture où Dieu a disparu, cette intuition semée par Rousseau a dérivé : il ne reste plus qu’une voix intérieure, sans référence universelle, pour définir ce qui est bien ou mal.
Aujourd’hui, cette vision a évolué vers ce que Taylor et d’autres appellent :
L’autorité morale n’est plus la loi divine, mais le sentiment personnel. Celui qui est libre, c’est celui qui est libre d’être lui-même.
Dans un cadre immanent, l’homme doit désormais lui-même donner un sens à sa vie, puisque plus rien ne lui est donné d’en haut : il n’y a ni Dieu pour le révéler, ni société capable d’imposer un cadre moral légitime, car elle ne repose plus sur une transcendance. Cette obligation en dit long : si le sens doit être construit, c’est bien que, par défaut, la vie n’en a pas.
Dans cette logique, toute norme ou toute structure extérieure qui m’empêche d’être moi-même devient une oppression qu’il faut abolir. L’identité se définit alors par une voix intérieure, affranchie de toute contrainte, y compris biologique : même le corps n’a plus le dernier mot.
Résultat : plus aucun consensus éthique dans la société. Avoir effacé Dieu laisse les hommes face à des dilemmes insolubles. Qui protéger ?
La tolérance devient alors la vertu suprême de la société désenchantée : laisser chacun fixer lui-même ce qui est bien pour lui. L’empathie, au lieu d’être éclairée par une conception universelle du bien, devient un sentimentalisme : faire en sorte que l’autre se sente heureux selon ses propres termes. Dans ce contexte, ne pas être d’accord avec le sens que son prochain donne à sa vie, c’est être oppressif.
Autrement dit, nous avons psychologisé la morale.
Être libre, c’est s’affranchir de toute forme d’asservissement et se construire soi-même : l’identité devient une œuvre personnelle d’auto-création.
La philosophe Chantal Delsol décrit ce moment comme une révolution normative : on a inversé la source du bien et du sens. Ce qui comptait avant (se soumettre à une loi divine) a été remplacé par ce qui nous semble bon à nous-mêmes. L’homme devient la mesure de toutes choses.
Elle devient une option parmi des dizaines d’autres. Et pour la majorité, ce n’est même plus une option envisageable. Taylor résume le changement ainsi : nous sommes passés d’une société où il était pratiquement impossible de ne pas croire, à une société où la croyance devient difficile à maintenir, même pour celui qui croit. Dans ce contexte, tout croyant est conscient qu’autour de lui beaucoup trouvent sa foi inutile, voire nuisible. “Si tu as besoin de croire, tant mieux pour toi.”
En effet, la société enseigne au chrétien qu’il peut comprendre et interpréter le monde sans Dieu. La pluralité devient la nouvelle normalité. Dans l’âge séculier, nous vivons dans un monde pluraliste :
Ce glissement a déplacé le centre de gravité de nos vies.
Ce qui fait sens désormais, ce n’est pas Dieu, mais l’épanouissement individuel : une vie réussie, c’est une vie où je peux être moi-même et heureux, ici et maintenant.
Les grands récits de salut sont sécularisés et promeuvent l’individu autonome : être libre de toute contrainte morale, relationnelle, financière et sexuelle.
Ce pluralisme n’est pas neutre. Il crée un climat où croire devient non seulement minoritaire, mais socialement compliqué : il faut sans cesse justifier sa foi dans un océan de propositions concurrentes.
Cet âge séculier n’est pas une théorie abstraite : c’est l’air que nous respirons tous les jours.
Voilà pourquoi croire est devenu difficile aujourd’hui. Même le chrétien le plus fervent doit lutter pour maintenir une vision du monde où Dieu est au centre.
Ces forces s’entremêlent et se conjuguent : elles nous forment, elles forment nos enfants. Elles rendent la foi chrétienne étrangère, et même parfois menaçante.
Faut-il baisser les bras ? Non. Ce diagnostic est un appel :
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Redécouvrez le replay de notre webinaire animé par l’équipe du podcast Sagesse et Mojito sur les 8 nouveaux visages du religieux de notre société occidentale!

Orateurs
L. Sagesse et Mojito
