Nous sommes dans un monde désenchanté. Certains qualifient ce désenchantement comme une forme de perte d’espoir. Mais le désenchantement est un phénomène beaucoup plus profond que cela, conséquence de la sécularisation.
La sécularisation est le processus qui a produit ce que le sociologue Marcel Gauchet appelle “l’épuisement du règne de l’invisible1” ou le désenchantement.
Selon le philosophe Charles Taylor, nous ne pouvons définir le désenchantement sans, préalablement, décrire comment les hommes comprenaient le monde enchanté. Ce dernier s’articulait autour de trois biais:
(1) Le monde dans sa dimension naturelle, lequel s’inscrivait parfaitement dans le cosmos tel qu’il était alors conçu, attestait une intention et une action divines. […] (2) Dieu était également à l’œuvre dans l’existence même de la société… Un royaume ne pouvait pas être conçu comme résultant simplement de l’action humaine dans un temps séculier, mais devait nécessairement se fonder sur un ordre plus élevé… Dieu était partout, il était impossible de ne pas le trouver. […] (3) Les hommes évoluaient au sein d’un monde "enchanté"… Le monde dans lequel vivaient nos ancêtres, qui est un monde d’esprits, de démons et de force morale, est un monde enchanté2.
À l’ère précédant la vague de sécularisation, un phénomène que Taylor situe à l’aube du XVIIᵉ siècle, la perception du monde "enchanté" s’articulait autour d’une cosmologie théocentrique. Le cosmos (l’univers habité) était alors perçu comme l’émanation de la volonté divine, un agencement providentiel où chaque humain trouvait sa raison d’être au sein d’un ordre surnaturel. L’existence s’inscrivait dans un cadre où la transcendance imprégnait la réalité matérielle, la société et les préceptes moraux, s’alignant sur la Loi de Dieu: “Que ta volonté soit faite sur terre comme au Ciel.”
À tous ces niveaux, les liens sociaux étaient enchâssés dans le sacré, et inimaginables autrement. […] La société, réalité tangible et indispensable, plaidait pour Dieu. Le raisonnement ne consistait pas simplement à dire: j’ai des aspirations morales et spirituelles, donc Dieu existe, mais encore: nous sommes liés à la société, donc Dieu existe. C’est cet aspect, par lequel Dieu remplit le rôle de fondement de l’existence sociale, qui explique peut-être le mieux combien il était difficile de concevoir la possibilité qu’une société ne soit pas fondée sur des croyances religieuses communes3!
Ce paradigme ontologique n’était pas exempt de mystères et admettait l’intervention constante d’une sphère spirituelle invisible, mais omniprésente.
Par l’avènement du désenchantement du monde, induit par le processus de sécularisation, la vision anthropocentrique a supplanté la précédente. Le cosmos autrefois perçu comme harmonieux et intentionnel s’est dissout en un univers vide de sens intrinsèque et sans telos. L’existence y est réduite à une succession d’accidents hasardeux et l’essence humaine est dénuée de signification ultime.
Dans le monde désenchanté, les structures politiques, sociales et culturelles se sont émancipées de l’influence ecclésiastique, évoluant de manière autonome où la pensée et l’activité humaines se sont affranchies de la tutelle religieuse. Les eschatologies séculières, immanentes et désenchantées, se résument à mettre le monde matériel en ordre afin d’y prospérer4.
Dans ce contexte désenchanté, la rationalité humaniste a émergé comme la seule source légitime de la connaissance et de la moralité, évinçant l’ancienne interprétation d’un monde imprégné par le combat spirituel.
En somme, le passage d’un monde enchanté à un monde désenchanté marque la transition d’une cosmologie dans laquelle le divin orchestrait l’ensemble de la vie, à un paradigme où le réel s’avère être le produit d’une série d’événements fortuits, privés de toute direction divine.
Selon Taylor, le désenchantement est la transition d’un cadre transcendant à un cadre immanent.
La grande invention occidentale, c’est l’idée qu’il puisse exister un ordre immanent dans la Nature, dont on puisse comprendre systématiquement le fonctionnement et l’expliquer dans des termes qui lui soient propres, laissant ouverte la question de savoir si cet ordre total possède une signification plus profonde, et dans cette éventualité, si nous devons en inférer l’existence d’un Créateur transcendant. La notion de l’"immanent" impliquait de dénier ou du moins d’isoler et de problématiser toute forme d’interpénétration entre les choses de la Nature et le "surnaturel", que l’on voie en ce dernier un Dieu transcendant, plusieurs dieux, des esprits ou des forces magiques, peu importe. Définir la religion à partir de la distinction immanent/transcendant correspond donc à un déplacement parfaitement ajusté à notre culture5.
En effet, l’Occident a évolué d’un cadre transcendant où les idéaux spirituels et éthiques étaient intrinsèquement liés à Dieu, à un cadre immanent où ces mêmes idéaux peuvent puiser leur origine dans une diversité de pensées et d’influences, souvent en dehors de toute considération divine.
Dans un cadre transcendant, Dieu donne un sens à la vie. Dans un cadre immanent, l’homme doit trouver en lui le sens de la vie. Dans un cadre transcendant, aller au Ciel, c’est aller au paradis, et dans le cadre immanent, aller au ciel, c’est aller sur Mars. Le cadre immanent rend possibles l’humanisme exclusif et l’existentialisme d’un Jean-Paul Sartre:
L’existentialisme athée, que je représente… déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par un concept et que cet être, c’est l’homme… Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgi dans le monde et qu’il se définit après. (…) Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait6.
Selon Taylor, pour expliquer comment l’âge séculier peut rendre possibles les visions du monde immanentistes, il ne faut donc pas simplement raconter comment Dieu s’est retiré des trois biais cités plus haut (cf. au processus de sécularisation), mais également éclaircir “comment quelque chose qui n’est pas Dieu s’est nécessairement imposé face à la demande spirituelle ou morale comme le référent objectif de la "plénitude". En un sens, la question décisive n’est pas tant de savoir ce qui s’est passé que de comprendre comment la plénitude a pu finalement renvoyer à autre chose qu’à Dieu”7.
La philosophe Chantal Delsol, à l’instar de Charles Taylor, s’intéresse à la façon dont le déclin de l’influence chrétienne et le mouvement vers la sécularisation renversent les structures morales et ontologiques qui étaient auparavant en place. Delsol propose que la sécularisation ait abouti à un renversement normatif de la morale et de l’ontologie. Selon elle, le désenchantement de l’Occident ne conduit pas à un simple remplacement de l’ancien par du nouveau, mais une forme de retour à un cadre moral et ontologique qui précède celui du christianisme, une révolution “au sens strict de retour de cycle, dans les deux domaines fondateurs de l’existence humaine: la morale et l’ontologie”. Elle poursuit:
Nous sommes à la fois les sujets et les acteurs d’une inversion normative, et d’une inversion ontologique. C’est dire que nos préceptes moraux, aussi bien que nos visions du monde — avec notre place au sein de ce monde —, sont en train de se renverser. Non pas que l’ancien fasse place à des nouveautés inédites — il n’y a pas beaucoup de nouveau sous le soleil. Mais on assiste plutôt à une sorte de retour aux sources. — À quelles sources? À celles qui précédaient la Chrétienté, et même la judéo-chrétienté8.
L’inversion normative morale et ontologique dépeinte par Delsol indique un déplacement des sources d’autorité pour décrire l’existence et la morale.
Taylor et Delsol parviennent à une conclusion identique. En Occident, l’Église n’a plus le monopole de l’autorité normative et normante9. Elle est fortement concurrencée par de nombreuses sources d’autorités, comme dans l’antiquité païenne pré-chrétienne10. En somme, nous devons comprendre notre contexte comme étant une société néopaganiste, mais dont les divinités sont des idéologies immanentistes (matérialisme, athéïsme, capitalisme, wokisme, écologisme…).
1. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde: Une histoire politique de la religion, Nouvelle édition, Folio, no 466, Paris, Gallimard, 2005, p.10.
2. Charles Taylor, L’Âge séculier, Paris, Seuil, 2011.
3. Ibid, p.85.
4. Par exemple les idéaux marxistes, capitalistes ou écologistes.
5. Charles Taylor, op. cit., p38-39.
6. Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 2021, p. 29-30.
7. Charles Taylor, op. cit., p.55.
8. Chantal Delsol, La fin de la chrétienté: L’inversion normative et le nouvel âge, Paris, Les éditions du Cerf, 2021, p. 36.
9. Ici, l'autorité normative crée les normes, tandis que l'autorité normante les met en œuvre et les fait respecter.
10. Delsol corrèle le début de la chrétienté au règne de Constantin, premier empereur romain chrétien (306-337).
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M. Giralt et R. Charrier