Pourquoi la France veut-elle croire en la fin du christianisme?

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Beaucoup de français athées voient la religion, en particulier le christianisme, comme le résidu anachronique d’un autre temps. Les chrétiens sont des bugs de la matrice de la modernité. Comment peut-on encore croire en Dieu aujourd'hui? C’est d’un autre temps.

Si beaucoup pensent ainsi, c’est parce que la France, comme l’Occident dans son ensemble, a connu le processus de sécularisation. Il s’agit du phénomène graduel de régression de l’impact du religieux sur la société et l’individu. Autrement dit, la sécularisation évoque la manifestation du désenchantement du monde.

La religion, perdant de plus en plus son influence sociétale et sociale, va-t-elle disparaître? Beaucoup d’athées le souhaitent, les chrétiens le redoutent.

Pourquoi les gens pensent-ils que le christianisme est anachronique?

L’héritage déiste du siècle des Lumières en Europe a sans conteste introduit l’idée que la foi disparaîtrait tôt ou tard. Les intellectuels occidentaux ont présupposé que le modernisme et le matérialisme tueraient Dieu. En effet, les philosophes et les pères des sciences sociales modernes du XIXᵉ et début XXᵉ, tels qu’Auguste Comte, Ernest Renan, Friedrich Nietzsche, Karl Marx, Max Weber, Émile Durkheim ou Sigmund Freud (pour ne citer qu’eux) étaient convaincus que l’avenir appartiendrait à la science plutôt qu’à la religion.

Sous l’effet de la modernisation et de l’industrialisation dirigées par les sciences, la société s’émanciperait définitivement de la religion. Selon cette hypothèse, le processus de sécularisation arrivé à son terme conduirait à la disparition de la religion et de la croyance religieuse.

Cette théorie nommée "sécularisation par soustraction"1 (SPS) est la plus courante et la plus populaire, comme le souligne l’historien et sociologue Marcel Gauchet:

Une lecture courante en termes de "soustraction" attribue tout au désenchantement. La science nous a d’abord donné une explication "naturaliste" du monde et les hommes ont ensuite commencé à chercher d’autres voies, en dehors de Dieu. Or les choses ne se sont pas déroulées de cette façon. Lorsque la science mécanique apparaît au XVIIᵉ siècle, elle n’est pas nécessairement perçue comme une menace à l’égard de Dieu, seulement pour l’univers enchanté et magique. Cela commençait également à mettre en difficulté les providences particulières, mais le christianisme donnait des raisons suffisantes d’emprunter la voie du désenchantement. Darwin était encore loin, même au XVIIIᵉ siècle2.

Ceux qui ont prédit la sécularisation de toutes les sociétés modernisées ont fondé leurs théories sur l’hypothèse selon laquelle la science moderne et la religion sont incompatibles. Voilà un paradoxe: de nombreux penseurs ont adhéré à ce métarécit malgré son manque de fondement scientifique. En effet, ce narratif très séduisant pour les détracteurs de la religion est apprécié comme étant celui “de la maturité et du courage”, souligne James K. A. Smith3. Passer de la religion à l’humanisme athée est un récit courageux d’émancipation du carcan de la religion vers la raison libératrice. “Avant, nous étions naïfs, nous avions besoin de croire, aujourd’hui, nous sommes matures, nous savons bien que…”

Au pays des Lumières, cette analyse a beaucoup séduit, offrant une destinée rationnelle dont l’homme est le maître.

La philosophe Sylvie Taussig décrit ainsi la SPS:

L’histoire "par soustraction" est profondément ancrée dans la conscience humaniste moderne, si bien qu’elle est devenue objet de croyance (disons une idéologie): pour son "grand récit", l’humanisme moderne est apparu parce que les hommes sont devenus capables de se débarrasser des anciennes éthiques ascétiques de l’autre monde. Cette histoire se fonde sur une représentation de la motivation humaine et des sources de la croyance religieuse, décrite comme le résultat de la misère, de la privation, de l’humiliation et de la désespérance, l’autre face du désir humain de l’accomplissement, quand celui-ci est frustré. Cette vision opère la naturalisation de toutes les facettes humaines et soutient le matérialisme en faisant de la science l’ennemi de la religion sans voir que le matérialisme est lui-même une thèse ontologique4.

La France n’est-elle pas la preuve que les chrétiens sont en voie de disparition?

Certes, la théorie de la soustraction a trouvé un certain appui dans les données européennes, dont la France, montrant un déclin de l’appartenance et de la pratique religieuses. Preuve irréfutable?

Nous, évangéliques, sommes la preuve que non. Nous sommes en pleine croissance. Que dire des catholiques qui ont connu une forte hausse des baptêmes chez les adultes (+31 %) et les adolescents (+50 % en moyenne), en 2024?

Le récit de la SPS s’applique difficilement au cas, par exemple, des États-Unis, le pays le plus moderne au monde, mais qui demeure “one nation under God”. Les présidents y prêtent serment sur la Bible et la religion conserve une influence extrêmement forte dans une grande partie du pays.

En France, les différentes vagues d’immigration ayant des liens directs ou indirects avec les anciennes colonies d’Afrique du Nord et subsaharienne, ont amené une communauté musulmane, la plus importante en Europe occidentale, dont la persistance de l’attachement à l’islam sur des générations dans un État laïque interroge.

En effet, croyant en la théorie de la dé-sécularisation par soustraction, l’État français était convaincu que le "sanctuaire de la République" qu’est l’école laïque de la République transformerait ces populations croyantes et naïves en de bons athées amoureux de la laïcité. Pourtant l'identité musulmane demeure très prégnante chez les descendants d'immigrés et s’invite souvent dans le débat de l’école. D’où les débats interminables quant à la faillite de l’Éducation Nationale et de la laïcité.

Que dire encore des pays de l’ex-URSS, où le christianisme orthodoxe s’est maintenu malgré le régime totalitaire athéiste et qui connut une forte résurgence lors de sa dissolution en 1991?

Le désenchantement du désenchantement

Ces éléments, et bien d’autres, ont conduit de nombreux sociologues à changer leur point de vue, à l’exemple de Peter Berger:

Le monde aujourd’hui, avec quelques exceptions […] est aussi intensément religieux qu’il n’a jamais été, et à certains endroits plus que jamais5.

Marcel Gauchet affirme effectivement:

Très loin en effet de l’émancipation annoncée et espérée par les Lumières, qui devait permettre la réconciliation de l’humanité avec elle-même par le dépassement de l’aliénation religieuse, le monde sorti de la religion s’avère plus problématique que jamais. On pourrait parler à cet égard d’un "désenchantement du désenchantement": nous y sommes, et cela ne ressemble vraiment pas à ce qui était attendu, à ce qu’il paraissait permis d’en attendre6.

Le désenchantement du monde est désenchanté. La sécularisation de l’Occident n’a pas conduit à un athéisme hégémonique, mais à de nouvelles manières de définir la croyance.

La philosophe Chantal Delsol formule le même constat:

Non, la fin de la Chrétienté ne laissera pas émerger des sociétés athées, parce que cela n'existe simplement pas. Les sociétés ne sont pas composées de quelques intellectuels, mais de peuples, auxquels le bon sens souffle qu’il existe des mystères derrière la porte, et qui sont au moins agnostiques s’ils ne sont pas croyants7.

Les observations sociologiques et la réflexion philosophique récentes indiquent un paysage religieux en mutation plutôt qu’en déclin. En effet, le christianisme a perdu son influence et son monopole, mais la religiosité n’a pas réellement diminué. De plus en plus de personnes se déclarent sans appartenance religieuse officielle. Mais ces mêmes personnes conservent une certaine spiritualité et une curiosité pour la transcendance.

Une implication pour notre apologétique

Si notre apologétique part du présupposé que c’est à cause des Lumières (pour faire simple) que les gens ne croient plus, nous validons la théorie de la sécularisation par soustraction. Nous acceptons le présupposé de ceux qui nous discréditent. Il nous revient alors la charge de prouver que la vision biblique du monde est raisonnable.

Nous pouvons être convaincus que, conduits par leur raison éclairée par la lumière de l’Évangile, les sceptiques vont se convertir. Nous évangélisons comme les Lumières8.

Faisons attention à ne pas tomber dans le piège tendu par la SPS. L'enjeu n’est pas la foi vs l’athéisme ou la modernité. La société pluraliste et sécularisée est une société néo-païenne. Nous devons analyser les visions du monde auxquels nos contemporains adhèrent comme autant de religions, qu’elles soient théistes (comme l’islam) ou immanentistes (comme le progressisme). Même s’ils n’en ont pas conscience, nos contemporains offrent des prières et des sacrifices à un "dieu inconnu" (Ac 17.23).

Voir les choses ainsi change tout. Il ne s’agit pas de demander aux gens s’ils croient ou pas. Ni pour nous, de nous justifier de croire.

Nous devons chercher à comprendre ce en qui (ou en quoi) nos amis croient afin de déceler les mensonges des idoles. C’est ainsi que nous pouvons leur partager comment Jésus répond à leurs aspirations, et leur expliquer pourquoi nous plaçons notre confiance et notre obéissance en lui-seul. Nous devons leur expliquer en quoi l’Évangile est la Bonne Nouvelle qui apporte une vraie délivrance et une espérance plus grande que tout.

Notre société pluraliste est un aréopage (cf. Ac 17). Comme les athéniens, nos contemporains avancent à tâtons à la recherche de la plénitude. S’ils ne peuvent s’empêcher d’avoir une quête spirituelle, c’est parce qu’ils sont créés par un Dieu qui les appelle à venir à lui par l’annonce de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ.



Raphaël Charrier

À 17 ans, Raphaël s’engage dans l’armée dont il est renvoyé moins de deux ans après. Il reprend alors l’école et obtient le bac à 23 ans. C’est à ce moment qu’il découvre la personne et l’œuvre de Jésus-Christ et place sa foi en lui pour être sauvé. Il poursuit ses études et devient Éducateur Spécialisé. Il s’oriente ensuite vers des études de théologie à l’Institut Biblique de Genève, puis à la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-Sur-Seine, afin de se consacrer au service de l’Évangile.

Après un premier poste pastoral à plein temps à l’ECE de Grenoble pendant 9 ans, il partage aujourd'hui son ministère entre une charge pastorale à Sola Gratia, l'enseignement dans des institutions de formation théologique, l’écriture et le blogging. Il est marié à Marion et ils ont deux enfants. Il est auteur de plusieurs livres, dont Vivre pour Jésus qui a pour objectif d'aider les chrétiens à poser les bons fondements de la vie chrétienne.

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Orateurs

L. Rychen et R. Anzenberger