Si je te dis: "rouge et noir", à quoi penses-tu? Aux piques et aux cœurs d’un jeu de cartes? Aux amours impossibles de Julien Sorel dépeintes dans le roman de Stendhal? À des coccinelles ou des gendarmes? En fonction du contexte, la réponse à la question varie. Mais, sur un site qui parle théologie, il fallait penser à la couleur du texte biblique imprimé dans nos Bibles.
Dans certaines Bibles, et notamment dans les Bibles d’études, les paroles de Jésus sont imprimées en rouge. S’il y avait un onzième commandement, ce serait celui-ci: tu ne te procureras pas de Bible "rouge et noir".
Le premier Nouveau Testament comprenant les paroles de Jésus en rouge a été imprimé en 18991. Deux ans après, suivait la première Bible "rouge et noir". C’est un certain Louis Klopsch, éditeur du Christian Herald Magazine et proche de D.L. Moody, qui serait à l’origine de cette idée. Il avait à cœur la diffusion de la Bible et aurait appuyé la publication de plus de 60 000 Bibles pendant son mandat à la tête du journal. Il aurait eu l’idée de faire imprimer les paroles de Jésus en rouge en lisant un des textes de l’institution de la cène. Le rouge aurait eu pour vocation de rappeler au lecteur le sang de Jésus.
Selon Louis Klopsch, les paroles “qui étaient universellement acceptées comme étant celles de notre Seigneur et Sauveur” ont été imprimées en rouge, ainsi que les passages de l’Ancien Testament que Jésus cite directement ou indirectement. Certains versets de l’Ancien Testament ayant une connotation messianique étaient mentionnés par une étoile rouge. Pour répertorier et valider les différents versets, Klopsch aurait fait appel à de nombreux éminents théologiens (dont la liste n’est pas connue). Certaines éditions francophones se contentent de mettre en rouge les paroles de Jésus contenues dans les évangiles (la Bible Archéo), quand d’autres soulignent les paroles de Jésus dans tout le Nouveau Testament (la Bible Thompson).
Klopsch compare sa Bible "rouge et noir" à l’étoile que les mages ont suivie: selon lui, les lettres rouges démontrent visuellement que toute l’histoire de la Bible converge vers Jésus; qu’il est l’accomplissement de la promesse. Cependant, de fil en aiguille, la symbolique du sang a été perdue et remplacée par une signification plus terre à terre: le rouge, c’est ce qui doit absolument être vu, ce qu’il ne faut pas manquer, ce qui est important. Cela est d’autant plus vrai que certaines Bibles ont pris des libertés colorimétriques, perdant ainsi la symbolique. Ainsi, la Bible Femmes à son écoute a opté pour du bleu turquoise à la place du rouge. Ces pratiques démontrent que le changement de couleur est maintenant au service de ce qui est considéré par certains comme étant de plus grandes valeurs que le reste du texte imprimé en noir2.
Depuis, de nombreux éditeurs proposent des Bibles "rouge et noir" et la demande ne tarit pas. Si l’intention est bonne, pourquoi donc s’y opposer de manière si virulente?
“Un canon dans le canon” est une expression de Don Carson qui condamne avec fermeté cette pratique3. Il rappelle que toute la Bible est inspirée: l’Ancien comme le Nouveau Testament, les évangiles comme les épîtres. Mettre certaines parties de la Bible en rouge — fussent-elles les paroles de Jésus — c’est donner à ces versets colorés plus d’importance qu’au reste de la Bible, c’est prioriser certaines parties sur d’autres. 2 Timothée 3.16 devrait nous garder d’aller dans ce sens.
Certains, pourtant, persistent et signent. Pour démontrer cela, Russell Moore, rédacteur en chef de Christianity Today, raconte un échange qu’il a eu avec une dame plus âgée. Leurs positions théologiques divergeaient et il était évident qu’ils n’allaient pas parvenir à trouver un terrain d’entente. Lassée, elle a fini par lui lancer: “Tu tiens ton autorité de la Bible, et moi de Jésus4.” Mettre à part les paroles de Jésus revient, en fait, à fragmenter la Parole de Dieu et à opposer une partie à une autre. C’est une tentation qu’avaient déjà les premiers chrétiens:
Quand l’un dit: “Moi, je me rattache à Paul” et un autre: “Moi, à Apollos”, n’êtes-vous pas animés par votre nature?
1 Corinthiens 3.4
Paul les reprend:
Peu importe, en fait, qui plante et qui arrose. Ce qui compte, c’est Dieu qui fait croître.
Je comprends l’idée de vouloir mettre en avant les paroles de Jésus. Après tout, c’est lui, notre Sauveur, et pas Paul ou Moïse. Et pourtant, Jésus lui-même ne va pas dans ce sens. Il considérait, par exemple, les écrits de Moïse comme étant des paroles prononcées par le Créateur lui-même (Mt 19.4). Il n’a pas opposé son enseignement à celui des apôtres qu’il avait lui-même chargés de propager l’Évangile (Jn 20.21), ni à celui de Paul à qui il a confié la responsabilité d’aller vers les non-juifs (Ac 20.16-18).
Revenons au roman de Stendhal. Ou plutôt, faisons un détour par la chanson de Jacques Brel qui cite le roman. Le refrain de cette chanson mondialement connue dit: “Ne me quitte pas”, et plus loin, il y a cette ligne: “Le rouge et le noir ne s’épousent-ils pas?” Si tu n’es ni familier de l’œuvre de Stendhal ni de la vie de Brel, tu pourrais en déduire que, dans le roman, le héros, Julien Sorel, finit par épouser sa dulcinée — si tant est que le rouge et le noir représentent les deux amoureux.
Maintenant, je vais te donner quelques éléments de contexte. Attention! Je vais divulgâcher (pour parler comme mes amis québécois) la fin de l’histoire. Julien est arrêté et jugé pour avoir voulu se venger d’une passion amoureuse. Il est condamné et mis à mort. Sa maîtresse, qui pourtant a participé à son arrestation, en a le cœur brisé et meurt de chagrin quelques jours plus tard. Avec le contexte, tu comprends finalement que ces épousailles — ou retrouvailles dans la mort — ne sont peut-être pas aussi heureuses que pouvait le laisser entendre la chanson de Brel dépourvue de son contexte.
Il en va de même pour n’importe quel texte. Les paroles de Jésus ont été dites dans un contexte et un contexte précis: celui de sa mort et de sa résurrection. Le danger que nous fait courir le fait de mettre en rouge les paroles de Jésus, c’est de les sortir de leur "emballage narratif", de les élever au-dessus du récit, de sorte qu’on risque de les interpréter comme étant dépourvues de contexte. Que se passe-t-il alors? Russell Moore le résume à merveille:
Le problème avec cette démarche, ce n’est pas qu’elle soit trop focalisée sur Jésus, c’est qu’elle ne l’est pas assez5.
Évidemment que les paroles de Jésus sont cruciales. Ses paroles lors du dernier repas illuminent son œuvre à la croix. Elles nous permettent de comprendre avec davantage de profondeur ce qui s’est passé au moment de sa mort. Mais pour bien saisir l’ampleur de notre salut, nous avons aussi besoin d’Adam et Ève, de Babel, de Tamar et de Juda, du dernier chapitre des Juges, des généalogies des Chroniques, du psaume 51, d’Ézéchiel 16, d’Osée et de Gomer, de Romains 5, d’Éphésiens 1, d’Apocalypse 22: bref, de toute la Bible. Toute l’Écriture est inspirée et toute l’Écriture est nécessaire et suffisante.
Toutes les lettres de la Bible devraient être en rouge6.
En étant trop centrés sur les paroles de Jésus, nous pouvons finalement perdre de vue la portée de son œuvre. Cette dernière s’estompe petit à petit au profit du Sermon sur la montagne, par exemple. Mais le Sermon sur la montagne ne prend tout son sens qu’à la lumière de la croix. Là, nous y voyons Jésus être insulté sans rendre l’insulte, Jésus prier pour ses ennemis, Jésus faire la volonté de son Père jusqu’au bout. Les paroles de Jésus soutiennent et explicitent son œuvre. Nous avons à la fois besoin de ses paroles et de ses actes. L’Évangile, nous rappelle Paul, c’est que Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures; il a été enseveli et il est ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures (1Co 15.3-4). S’il avait suffi à Jésus de parler pour nous sauver, il n’aurait pas eu besoin de s’incarner, de naître, de souffrir et de mourir. S’il avait suffi à Jésus de mourir sur la croix sans aucune explication, nous n’aurions pas le texte des évangiles.
J’aurais pu aborder la doctrine de la trinité et te demander si ces paroles en rouge ne viennent pas fragiliser ta perception de cet enseignement. À force de voir les paroles de Jésus en rouge, ne sommes-nous pas inconsciemment poussés à penser qu’elles ont priorité sur les paroles des deux autres personnes de la trinité?
De plus, par moment, cela pose des problèmes d’interprétation: cette parole a-t-elle été prononcée par Jésus? Est-ce une parole ou plutôt une partie du texte narratif? Dans le passage fort connu de la rencontre entre Nicodème et Jésus en Jean 3, une ambiguïté persiste: quand est-ce que Jésus s’arrête de parler et quand est-ce que le narrateur reprend la main? À la fin du verset 15? Ou au verset 21? Doit-on mettre Jean 3.16 en rouge ou plutôt en noir? Évidemment, notre salut ne dépend pas de la réponse à cette question, mais ces petites incohérences tendent à montrer que ce système a de véritables limites.
Dans un récent article, j’ai évoqué les outils que peuvent nous offrir certaines Bibles: des commentaires, des versets parallèles, des notes explicatives, etc. Tu l’auras compris, à mon avis, mettre en rouge les paroles de Jésus ne constitue pas un bon outil. Tu as peut-être déjà une Bible "rouge et noir". Je ne t’invite pas à la jeter: évoquer un onzième commandement était évidemment une boutade! Mais je t’encourage à prendre soin de considérer toute la Bible comme la Parole de Dieu et veiller à prendre en compte le contexte dans lequel Jésus a parlé.
webinaire
La Bible est-elle sans erreur?
Ce replay du webinaire de Florent Varak a été enregistré le 11 juin 2019.
Orateurs
F. Varak