Lorsque la vague #MeToo a fini par atteindre les milieux évangéliques il y a quelques années, beaucoup se demandaient si nous faisions face à une véritable épidémie d’abus ou si nous avions simplement été contaminés par le virus du "wokisme".
Certes, cette dernière mouvance est venue avec ses excès et des travers regrettables, mais elle a aussi affûté notre sensibilité morale et a contribué à briser le déni qui permettait aux abus de se développer et de se perpétuer. J’ignore donc s’il y a plus d’abus à notre époque que par le passé, mais il est certain que nous sommes devenus plus prompts à les reconnaître, et ce n’est pas une mauvaise chose.
Dans cette série, je n’aborderai pas les abus en général, mais l’abus spirituel, une forme particulière d’abus psychologique qui survient dans un contexte d’autorité ecclésiastique. Michael Kruger le définit ainsi en le comparant aux autres formes d’abus:
La principale différence réside dans le fait que l’abus spirituel implique une personne qui détient une autorité ecclésiastique ou spirituelle sur la victime, tandis que l’abus psychologique peut se produire en dehors d’un tel contexte (par exemple, sur le lieu de travail).
[...]
Il y a abus spirituel lorsqu’un leader spirituel, tel qu’un pasteur, un ancien ou le dirigeant d’une organisation chrétienne, use de son autorité spirituelle pour manipuler, dominer, tyranniser et intimider ses subordonnés afin de conserver son pouvoir et son contrôle, même s’il est convaincu de poursuivre des objectifs bibliques et liés au royaume de Dieu1.
Un "pasteur abuseur" est nécessairement un loup qui s’est infiltré dans la bergerie, n’est-ce pas? Pas forcément. Parfois, ils sont de vrais méchants loups (Ac 20.28-31), mais l’abus spirituel se manifeste aussi chez des hommes sincèrement engagés, mais qui confondent parfois leurs propres intérêts avec ceux de Jésus-Christ et qui justifient des comportements destructeurs au nom de la "cause du royaume". Autrement dit, les pasteurs qui abusent des autres ne sont pas toujours pleinement conscients des dommages qu’ils créent, mais l’inconscience n’annule pas la responsabilité.
Dès que j’ai commencé la lecture de Bully Pulpit, j’ai été saisi par le portrait type que Michael Kruger dépeint en cinq points à propos des schémas d’abus spirituels dans les milieux évangéliques.
- Les abuseurs ont en général un ministère qui semble fructueux, centré sur l’Évangile et couronné de succès.
- Les abus durent souvent pendant des années, laissant derrière eux un long "champ de ruines" de relations brisées avant que l’agresseur ne soit finalement rattrapé par ses actes.
- Les abus impliquent un comportement dominateur et intimidant, laissant la victime dans une peur réelle, surtout si les abus s’accompagnent de menaces de discipline ecclésiastique.
- Les signalements d’abus conduisent rarement à des poursuites, car les amis défendent l’agresseur et le conseil d’administration (souvent composé de personnes beaucoup plus jeunes ou moins expérimentées) fournit d’autres explications.
- Les victimes d’abus sont généralement contraintes de partir et accusées d’être des fauteurs de troubles qui s’en prennent à un pasteur fidèle qui ne fait que son travail2.
Nos milieux sont particulièrement vulnérables à ce genre d’abus parce que nous glorifions le succès, souvent au détriment de la fidélité. Nous nous laissons alors éblouir par les dons tout en nous aveuglant sur le caractère3. Même dans les milieux réformés confessionnels comme le mien — où nous nous méfions instinctivement du pastorat de célébrité — une orthodoxie rigoureuse suffit parfois à masquer des failles morales dangereuses.
Le seul antidote pour nous guérir de ce mal est de revenir au modèle biblique du leadership incarné par Jésus et commandé à ses disciples (cf. Mt 20.25-28). Nous devons apprendre à marcher dans les traces de celui qui est venu “non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de beaucoup” (Mt 20.28). Voilà comment combattre le poison de l’abus spirituel.
Voici un important rappel à cet effet:
Le modèle de ministère de Jésus est paradoxal. On ne dirige pas en revendiquant ses droits, mais en y renonçant. Pour le pasteur tyrannique, les premiers seront les premiers. Mais pour le pasteur pieux, les premiers seront les derniers. Comme l’a dit Paul Tripp: “Jésus rappelle à ses disciples qu’ils n’ont pas été appelés à régner, mais à servir.”
Mais la plupart des pasteurs considèrent-ils leur vocation comme un service? Est-ce ainsi que la plupart des Églises perçoivent le rôle du pasteur? Il y en a peut-être trop peu qui le font. Et cela pourrait expliquer (au moins en partie) la prévalence des pasteurs tyranniques. Peut-être avons-nous engagé des hommes plus désireux de faire tonner leur voix que d’endosser le tablier de serviteur et de laver les pieds des gens4.
Je ne me considère pas moi-même comme un pasteur abuseur, manipulateur ou dur envers les brebis de Christ. Toutefois, si je suis honnête devant Dieu, je dois reconnaître que les motivations qui agissent dans mon cœur et influencent mon ministère ne sont pas toujours pures. Sans la mortification opérée par l’Esprit, ces dispositions pourraient rapidement se développer, sous une forme ou une autre, en abus spirituel.
Je vois en moi un désir de m’élever, même si, pour cela, je dois parfois abaisser d’autres personnes. Lorsqu’on me critique, je n’ai pas le réflexe d’écouter, mais de me défendre. Je ne fais pas l’œuvre de Dieu pour un gain sordide, mais j’ai instinctivement à cœur mon propre intérêt. Je perds de la considération pour les personnes qui quittent mon Église et, sans me remettre en question, je les blâme. Je suis irrité par le manque d’engagement de certains et il m’arrive de leur faire ressentir ma déception. Je pourrais allonger encore la liste, mais vous voyez le point. Et même si ces dispositions ne me gouvernent pas toujours, elles sont bien présentes.
Ces péchés sont assez communs chez un grand nombre de pasteurs et ne devraient pas être automatiquement assimilés à de l’abus spirituel. Mais s’ils n’en sont pas encore l’expression, ils en sont assurément le germe. Rappelons-nous que l’abus spirituel est rarement le premier péché; il est l’aboutissement d’une longue dérive. De la même manière que l’adultère naît dans le cœur avant de se manifester dans les actes (Mt 5.28), l’abus spirituel doit être coupé à la racine, dès les premières manifestations d’amertume et d’orgueil (Hé 12.15; Jc 4.1).
Beaucoup de pasteurs auraient besoin d’une véritable kénose de leur vaine gloire et de leurs intérêts personnels — un dépouillement volontaire afin de ressembler à Christ, qui n’a pas cherché son propre avantage, mais s’est abaissé pour servir (cf. Ph 2.1-8).