Bon nombre d’entre nous méprisent les enseignements promettant la santé, la prospérité et le bonheur, relayés par les télévangélistes américains et leurs homologues britanniques, en les considérant comme des hérésies scandaleuses. Le centre de la foi chrétienne est le Serviteur souffrant, celui qui n’avait pas où reposer sa tête, celui qui a été obéissant jusqu’à la mort – jusqu’à la mort sur la croix. L’idée donc que la foi soit utilisée pour justifier l’avidité idolâtre de la prospérité est tout simplement un non-sens.
Toutefois, il y a bien un danger qui nous guette: ces enseignements hérétiques infiltrent le milieu évangélique de manière imperceptible, mais réellement dévastatrice. Ils ne touchent pas seulement à notre théologie, mais aussi et surtout à nos attentes et priorités.
Après tout, nous vivons dans une société dont les valeurs prônent justement la santé, la prospérité et le bonheur. Pensez au nombre de fictions et documentaires télévisés touchant au domaine de la médecine: notre obsession pour les professions médicales n’est-elle pas liée à notre obsession pour la santé?
Écoutez aussi les discours politiques: des ministres affirmaient1 vouloir récompenser ceux "qui prenaient des risques". S’agissait-il des travailleurs sociaux qui côtoient les toxicomanes dans des quartiers difficiles, des citoyens qui défendent courageusement leur communauté en Irlande, des militaires qui interviennent dans des zones de conflits et qui risquent leur vie? Pas du tout. Cette récompense visait les "créateurs de richesse", dont la seule motivation était le profit personnel, et dont le seul "risque" était la spéculation financière hasardeuse, en utilisant l’épargne des petites gens. Tels sont les "preneurs de risques" que la société devrait apparemment valoriser et récompenser avec des réductions d’impôts, des médailles et un statut social. Quant à ceux qui prennent réellement des risques, ils n’ont qu’à présenter leurs économies au Ministère de la Cupidité (comprenez, la loterie nationale), et attendre leur tour, aux côtés de tous les oubliés de la société.
Regardez encore l’explosion des procès exigeant réparations et indemnisations. Il fut un temps où les indemnités répondaient à une perte de gain. Aujourd’hui, elles répondent souvent à des pertes de confort ou de bonheur, et entrainent toutes sortes de procès sans intérêt. Santé, prospérité et bonheur: trois obsessions modernes, trois idoles modernes.
Quelle est la part de l’Église dans tout cela? Quel lien avons-nous, chrétiens individuels, avec ce danger qui nous guette?
Observons tout d’abord le langage de la louange contemporaine. Nous savons que la louange peut être un sujet controversé aujourd’hui. Je ne souhaite pas polémiquer ici à propos des hymnes, des cantiques, des orgues, ou des groupes de louange. J’ai expérimenté moi-même (et généralement apprécié) plusieurs styles au sein du spectre évangélique, des charismatiques aux réformés. Ce qui m’inquiète est beaucoup plus le contenu de la louange que sa forme.
Je me bornerai à une seule remarque: les Psaumes (le livre de cantiques de la Bible), ont pratiquement disparu de la scène évangélique occidentale. Sans pouvoir en être sûr, je crois en deviner la raison: ils contiennent souvent des lamentations, un état d’esprit triste, malheureux, tourmenté, brisé. Dans la culture occidentale moderne, ce sont des émotions qui n’ont plus la cote. Évidemment, les gens expérimentent toujours ces émotions, mais, admettre qu’elles font partie de la vie, revient à admettre notre échec dans la société actuelle: nous serions passés à côté de la santé, de la prospérité et du bonheur. Bien sûr, si on les admet, on ne doit ni les accepter ni en assumer la responsabilité personnelle: on devra plutôt blâmer ses parents, intenter un procès contre son employeur, prendre quelques médicaments, ou se rendre dans une clinique afin d’apaiser ses troubles et de commencer une reconstruction personnelle.
On peut comprendre que le monde ne prête pas beaucoup attention à la faiblesse exprimée dans les Psaumes. Mais il est très inquiétant de voir que ces cris de lamentations ont disparu du vocabulaire et du culte chrétien.
Peut-être que l’Église n’a plus envie de se lamenter (dans ce cas, elle s’illusionne sur sa santé!). Il est plus probable que l’Église ait tellement sombré dans le puits du matérialisme occidental qu’elle ne sait tout simplement plus quoi faire avec de tels cris: ceux-ci deviennent embarrassants.
Pourtant, la condition humaine reste une pauvre condition! Les chrétiens devraient le savoir, eux qui sont conscients de la faiblesse de leur cœur et qui attendent le Pays promis. Un régime qui ne serait fait que de cantiques joyeux crée inévitablement des attentes irréalistes chez les chrétiens: la vie normale de foi devient un chemin triomphaliste sans heurt; c’est là un scénario désastreux, dans un monde où tant d’individus sont brisés.
Cette croyance (inconsciente) que le christianisme équivaut à la santé, à la prospérité et au bonheur aurait-elle corrompu le contenu de notre louange? Dans d’autres parties du monde, là où l’Église a progressé ces dernières décennies (Chine, Afrique, Europe de l’Est), peu de chrétiens se laisseraient berner par cette idée, en croyant que la vie chrétienne normale serait faite d’une suite invariable de succès.
Les croyants décrits dans les Écritures tiennent un discours bien différent. Pensez à Abraham, Joseph, David, Jérémie, ou encore à toute la palette d’émotions exprimées par les psalmistes: l’agonie, la lamentation, le désespoir, et parfois la joie, sont très différents du triomphalisme excessif qui a infecté notre chrétienté occidentale moderne. Dans les Psaumes, Dieu fournit des mots à son peuple pour qu’il puisse exprimer les pires agonies de l’âme, dans le cadre du culte. Notre louange reflète-t-elle encore ces attentes que les Psaumes décrivent comme normatives? Si ce n’est pas le cas, pourquoi? Tout simplement parce que les valeurs confortables du matérialisme des classes moyennes occidentales ont discrètement infiltré l’Église, rendant ces cris comme inconvenants, embarrassants, et perçus comme un échec.
Un jour, lors d’une réunion d’Église, j’ai suggéré l’idée que les Psaumes devraient être plus présents dans le culte évangélique; une personne indignée m’a répondu que cette opinion trahissait un coeur en manque d’intérêt total pour la foi évangélique.
Au contraire! Je crois que c’est parce que les expériences et les attentes des psalmistes ont été exclues de nos cultes (et donc de notre espérance) que le rayonnement de l’Église évangélique occidentale a été affecté. En écartant de notre louange les cris de solitude, de dénuement, et de détresse, l’Église a fait taire les voix de tous ceux qui sont seuls, démunis, et désespérés, à la fois dans l’Église et en dehors. Ce faisant, les chrétiens ont rejoint les fades aspirations du matérialisme et fabriqué un christianisme triomphant insipide, futile et irréaliste: un club pour les complésants.
Au cours de l’année passée, j’ai demandé à trois auditoires évangéliques très différents ce que les chrétiens malheureux pouvaient bien chanter à l’Église. À chaque fois, ma question a déclenché des rires, comme si l’idée d’un chrétien malheureux, seul, ou désespéré était absurde, au point d’en devenir comique. J’avais pourtant posé la question avec le plus grand sérieux. Peut-on s’étonner alors que le monde évangélique, des réformés jusqu’aux charismatiques, se réduise aux classes moyennes confortables?
On pourrait aussi s’intéresser au contenu de nos prières: celles que l’on prononce en privé et celles qui sont faites lors des rassemblement de l’Église. Quelle est la place de la santé, du succès, de l’épanouissement personnel et de la satisfaction dans les prières d’Abraham, de Moïse ou de Paul? Leurs préoccupations trouvent-elles encore une place dans nos prières aujourd’hui?
Notre intercession, débarrassée de son beau vernis théologique, reproduit bien souvent les priorités pécheresses des Elmer Gantry [ndt: personnage fictif d’un roman américain caricaturant le chrétien hypocrite] de ce monde, qui colportent un évangile pernicieux de la santé, de la prospérité et du bonheur?
Examinons nos propres aspirations. Lorsque je discute avec des étudiants en théologie, je leur demande souvent ce qu’ils comptent faire après leurs études. Certains indiquent qu’ils auraient du plaisir à enseigner, d’autres à faire de la recherche. Très peu m’ont répondu vouloir servir l’Église. Bien sûr, on peut servir l’Église par les deux moyens que j’ai cités, mais n’est-ce pas surprenant que leur première réponse ne s’exprime pas en termes de service, mais de satisfaction personnelle? Et les préoccupations des chrétiens dans les Églises ne sont pas meilleures: de grandes maisons, de belles voitures, des revenus confortables… Tout cela fait partie des rêves de beaucoup d'entre nous, qui font de leur confort et de leur satisfaction personnelle leur objectif premier.
Pourtant, nous ne devrions pas construire nos vies sur la base de la satisfaction personnelle, mais sur la vision du sacrifice de soi et du service que la Bible nous propose. Si nous avions le choix, combien d’entre nous choisiraient d’enseigner un petit groupe de jeunes plutôt que d’intervenir lors de rencontres prestigieuses? Souvent, il est possible de faire les deux, mais que ferions-nous si nous devions faire un choix? Ce choix reflèterait innévitablement l’attrait de notre coeur. L’évangile de notre ambition personnelle a-t-il supplanté l’évangile du service sacrificiel? Le critère de succès chrétien est la fidélité, et non pas le bonheur ou la popularité.
L’Église occidentale est prise dans un tourbillon de déclin, et plusieurs avancent des pistes pour y remédier. Certains suggèrent que nous devrions être plus "postmodernes" dans nos cultes; d’autres pensent que nous devons réfléchir à notre manière de communiquer l’Évangile. J’avoue que ces propositions me rendent septique, pas parce qu’elles sont trop radicales, mais parce qu’elles ne le sont pas assez!
Ces "solutions" réduisent les causes du déclin à la seule méthode, ou à la sociologie. Elles proposent des remèdes relativement indolores à ce qui est, si nous sommes honnêtes, une maladie très grave, voire mortelle. En effet, ceux qui considèrent le problème exclusivement en ces termes ne font que reproduire le type de solutions que la culture de la santé, de la richesse et du bonheur elle-même proposerait. Dans la société de consommation, le christianisme devient un produit, et les mauvaises ventes peuvent être boostées par un meilleur marketing, un plus bel emballage, ou une équipe de communication performante.
Je ne dis pas que les sociologues et le postmodernisme n’ont rien à nous apprendre; bien sûr, nous devons veiller à présenter l’Évangile de manière compréhenssible pour la société. Mais nous devons absolument nous souvenir que les difficultés du christianisme ne sont pas un problème de méthode, mais un problème d’éthique.
Pour le dire sans ambages, l’Église évangélique a vendu son âme aux valeurs de la société occidentale, et s’est prostituée devant le veau d’Or du matérialisme. Notre déclin n’est pas seulement le fruit de la sécularisation, c’est le résultat du jugement de Dieu contre la sécularisation. Nous avons versé dans l’idolâtrie devant les valeurs séculières de la santé, de la prospérité et du bonheur; et à moins de le réaliser (individuellement et collectivement), de s’en repentir, de retrouver l’esprit de service sacrificiel envers Dieu qui nous a rachetés, nous ne verrons aucune amélioration.
Comment contrer ce mouvement idolâtre?
Lisez les Psaumes, encore et encore, jusqu’à posséder son vocabulaire, sa grammaire et sa syntaxe, afin de pouvoir répandre votre cœur en lamentations devant Dieu. En faisant cela, vous pourrez faire face à vos propres moments de souffrance, de désespoir ou de chagrin, en apprenant à persévérer dans la confiance, même dans les jours les plus sombres. Vous développerez également une compassion nouvelle pour les chrétiens qui sont dans le deuil, la dépression, le désespoir, ceux qui ont du mal à chanter “Oh quel beau soleil dans mon âme” le dimanche matin. Vous pourrez également réconforter celles et ceux qui passent par des moments difficiles, qu’ils soient directeurs de banque en burn-out ou SDF toxicomanes. Vous êtes appelés à être témoins de la grâce inconditionnelle de Dieu envers ceux qui ne sont pas aimés et ceux qui ne sont pas aimables.
Car c’est là ce que vous étiez, quelques-uns de vous…
1 Corinthiens 6.11
Vous pouvez lire toute la littérature sur la sociologie ou le postmodernisme que vous voulez, et peut-être vous donnera-t-elle de précieuses idées, mais si vos prières ne sont pas imprégnées des priorités bibliques, toutes ces lectures ne vous serviront à rien: à vous, à vos études, à votre vie d’Église, à votre vie de famille… à votre vie entière.
5 Que votre attitude soit identique à celle de Jésus-Christ: 6 lui qui est de condition divine, il n'a pas regardé son égalité avec Dieu comme un butin à préserver, 7 mais il s'est dépouillé lui-même en prenant une condition de serviteur, en devenant semblable aux êtres humains. Reconnu comme un simple homme, 8 il s'est humilié lui-même en faisant preuve d'obéissance jusqu'à la mort, même la mort sur la croix.
Philippiens 2.6-8
1. Tony Blair, ministre des finances du New Labour, dans les environs de 1990.