Makoto Fujimura est un artiste peintre américain, d’origine japonaise. Sa peinture est un mélange d’expressionnisme abstrait et de Nihonga, une fusion entre la peinture contemporaine américaine et la peinture traditionnelle japonaise. Makoto Fujimura est un oiseau rare: il est chrétien, artiste, et théoricien.
Dans son dernier livre, Art and Faith, Fujimura esquisse sa vision d’une théologie de l’art: « La Bible commence par la Création et finit par la Nouvelle Création. Partout au milieu, Dieu le Créateur (le grand Artiste) invite les créatures déchues, mais créatives (les artistes avec un petit “a”), à créer du shalom et de la paix en face de la réalité “Point Zéro” qui nous entoure. » (Art and Faith, p. 217) Les attentats du 11 septembre 2001 ont complètement redéfini la vision de Fujimura: pour lui, c’est toute la terre qui est un Point Zéro (le point d’impact d’une explosion). Dans ce monde déchu, les artistes sont invités à créer avec beauté pour montrer que le monde n’est pas tel qu’il devrait être, et à annoncer la guérison et la réconciliation en attendant le monde nouveau à venir. Les artistes sont les messagers du monde nouveau qui arrive (que Fujimura appelle simplement « le Nouveau »).
Dans cet article, je propose de résumer l’approche artistique de Makoto Fujimura. Je vais articuler trois dimensions principales de sa pensée autour de la notion de beauté, omniprésente chez lui: la grâce, le sacrifice et l’anticipation du Nouveau.
Pour Fujimura, la beauté est un cadeau de Dieu, le seul vrai Artiste. Il a créé le monde parce qu’il est un artiste et sa création témoigne de son amour. Il s’ensuit que la beauté est une composante nécessaire de notre vie. Bien qu’elle ne soit pas indispensable à notre survie, elle est néanmoins nécessaire à notre épanouissement. Cette générosité, cette abondance, qui se trouve en Dieu et que les artistes doivent refléter, vient combattre l’état d’esprit utilitaire. Pour Fujimura, l’art est l’un des moyens de lutter contre le consumérisme et l’utilitarisme qui semblent diriger nos vies et dicter nos choix. Il explique: « La générosité nous rappelle que la vie dépasse toute tentative de la réduire à une commodité ou une transaction. » (Culture Care, p. 18)
Dans ce monde dominé par l’utilitarisme, qui détruit plus qu’il ne fait avancer la condition humaine, nous avons aussi besoin de bouquets de fleurs, pour nourrir nos âmes. L’emballement de la consommation a érodé notre capacité à apprécier et à profiter de la vie. Mais, comme un bouquet de fleurs, l’art peut nous aider à échapper à tout cela, en nous rappelant que la vie est plus que la production et la consommation. Ce n’est qu’en produisant quelque chose qui n’est pas vraiment efficace dans la machine du marché et en appréciant quelque chose qui n’est pas vraiment nécessaire, que nous réalisons pleinement la beauté de la vie.
Par cette beauté et cette abondance, reflets de l’amour et de la grâce de Dieu, l’art permet de dévoiler que la vie dépasse ce que le « progrès » voudrait nous vendre. Au fond, l’art imite la posture de Jésus. Le soin et l’amour, ingrédients de l’art selon Fujimura, nous font considérer les choses autrement qu’une simple marchandise. La miséricorde, comme la beauté, ne « rapporte rien » dans un modèle darwinien. L’investissement de Jésus dans l’humanité et son amour vont au-delà d’un besoin de survie utilitariste ou de notre besoin pragmatique d’un sauveur. Jésus-Christ, le Fils de Dieu, n’avait pas besoin de nous. Mais il a pleuré (Jn 11.35). Ses larmes n’étaient pas nécessaires, mais l’expression de son amour gratuit. L’art de Fujimura est un écho aux larmes de Jésus.
En premier lieu, Makoto Fujimura emploie des matériaux onéreux, par exemple l’or et le platine, comme un écho à la générosité et à l’abondance de l’amour du Christ. Ensuite, il y a la lenteur du processus. Le Nihonga emploie des pigments naturels pulvérisés à la main, ce qui prend du temps. Et il y a l’attente entre chaque couche de peinture (parfois entre 80 et 100 couches). Fujimura parle de « Slow art ».
En employant des matériaux onéreux et en utilisant une technique qui s’étale dans le temps, la pratique de Fujimura est en soi une critique de la société moderne qui fonde tout sur le rendement. C’est un poteau qui indique l’abondance de la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Au fond, dit Fujimura, « ce qui est gratuit, ce qui est en “extra” dans notre monde s’avèrent être les plus essentiels » (Art and Faith, p. 18). L’art n’est pas utile, mais il est nécessaire.
Pour Fujimura, les larmes de Jésus témoignent de la générosité et de l’abondance de sa grâce dans un monde utilitariste. Mais elles témoignent également de la réalité d’un monde en proie à la douleur et à la souffrance. Cette dimension de la souffrance est une part importante de l’art chez l’artiste japonais. Un art chrétien est un art qui reconnait que l’humanité déchue est en proie à la souffrance due au péché.
Fujimura déplore que l’art contemporain soit empreint d’évasion: il ne veut pas s’engager dans les ténèbres du monde et peine à en décrire l’horreur. Au contraire, un art véritable ne peut pas taire la brisure de ce monde: sa première responsabilité est de la reconnaitre, de la montrer.
La beauté dont parle Fujimura n’est donc pas une esthétique superficielle, ou encore un moyen d’échapper à la laideur du péché et de la pollution de ce monde. Il parle de beauté à travers la brisure, dans la brisure. Dans son processus de création, il doit d’abord « briser » les pigments avant de les utiliser pour créer quelque chose de beau. C’est une image de la rédemption qui se joue même dans l’acte de création. De la même manière, Dieu exprime son amour à travers le corps brisé du Christ, et cette association entre beauté et brisement se retrouve dans la peinture japonaise: la lumière se reflète sur la surface prismatique et brisée des peintures Nihonga.
Pour Fujimura, la beauté est avant tout relationnelle. Et ce qui est le plus beau, dit-il, c’est le sacrifice. L’acte le plus beau est une vie donnée pour un autre. Il cite le Dr Tomonobu Imamichi, une des grandes figures de la philosophie japonaise du 20e siècle, qui explique que l’idéogramme de la beauté est composé de deux idéogrammes: un idéogramme de « l’agneau sacrificiel », placé au-dessus d’un l’idéogramme qui signifie « grand ». Cet idéogramme de la beauté connote donc un grand sacrifice, qui peut aller jusqu’au sacrifice de soi pour sauver la vie des autres. Fujimura rapproche donc la notion de beauté de celle du sacrifice. Ce qui est vraiment beau, c’est le sacrifice volontaire, c’est de se sacrifier pour les autres, par amour. Ainsi, rechercher la beauté, c’est rechercher le bien des autres, c’est poursuivre la paix dans une communauté marquée par l’amour et le don de soi, au milieu d’un monde en ruine.
La beauté nous permet de voir ce qui ne va pas dans ce monde déchu et d’aspirer au monde à venir. Fujimura pose alors la question: « Les artistes du siècle dernier se sont attelés à révéler la brisure ; dans ce siècle, pourront-ils montrer le chemin de la reconnexion, de la réconciliation et de la réintégration ? » (Culture Care, p. 56)
Fujimura cite Martin Scorsese: « Je pense que chaque grande œuvre d’art vous oriente vers ce qui n’est pas là, ce qui ne peut être vu ou décrit. Dans les plus grands films, ce que nous voyons nous montre la voie vers ce que nous ne voyons pas, ce que nous ne pouvons voir. » (Silence and Beauty, pp. 162-163). Plus loin, il cite Tolkien: « Les mythes, loin d’être des mensonges, sont le meilleur moyen de communiquer des vérités qui, sans cela, seraient inexprimables. » (Silence and Beauty, p. 187) L’art sert donc à montrer l’invisible et à communiquer l’ineffable. Il est comme une fenêtre ouverte vers un monde inconnu, auquel tout le monde aspire. L’art a donc cette capacité de matérialiser l’immatériel, et de rendre tangible et sensible ce qui ne peut être perçu par les sens.
L’or, que Fujimura emploie beaucoup, est aussi employé dans l’art du Kintsugi (de kin = or ; tsugi = reconnecter), une ancienne forme d’art japonais qui vise à réparer des services à thé. Les parties de la pièce à réparer sont rassemblées et recollées entre elles, puis la « cicatrice » est rendue visible, souvent par de l’or. En rassemblant les pièces de céramique, on crée une nouvelle poterie, encore plus belle et plus précieuse que l’originale. Les cicatrices sont visibles et révèlent la brisure, mais elles participent au fait que ce qui a été rassemblé est encore plus beau que ce qui était entier. Nous aussi, nous sommes misérables, des fragments cassés de ce qui était autrefois beau. Comme l’artisan avec le Kintsugi, Jésus n’est pas simplement venu nous réparer, mais faire de nous une Nouvelle Création.
Quelque part, les artistes jouent un peu le rôle de ces artisans du Kintsugi. Dans une certaine mesure, les artistes chrétiens, eux-mêmes restaurés par Jésus, sont participants de la co-création du Nouveau. Les artistes aident à réparer les fissures de la société et de la culture. Pour les chrétiens, l’or du Kintsugi est comme les larmes de Christ, versées pour notre brisement et notre douleur. Nous voyons cet or versé dans les fissures de notre brisement à Béthanie, où Jésus pleura avec Marie.
L’artiste chrétien est celui qui révèle la brisure et pointe vers la restauration. En cela, il possède un avantage sur les autres artistes: il peut créer à partir d’une vision du monde parfait à venir, et pas seulement à partir des réalités brisées qui forment notre expérience humaine présente. Rothko, nous dit Fujimura, pourtant un grand maitre, ne peut décrire que les bords de l’abysse. Mais en tant que chrétiens, nous pouvons décrire le monde au-delà.
Ainsi, à travers la souffrance et les difficultés, Dieu tisse une tapisserie qui forme une image d’espérance. Et comme dans l’art du Kintsugi, ce qui était brisé est réparé, non pour cacher les défauts, mais pour les célébrer comme une partie de ce qui va devenir beau.
Quand Makoto Fujimura nous parle de beauté, il est toujours en train de nous diriger vers le Christ. C’est en lui que se manifeste la grâce abondante de Dieu. C’est par son brisement que Dieu révèle à quoi ressemble l’amour (Rm 5.8). Et c’est en lui que nous devenons des nouvelles créatures, anticipant la nouvelle création.
À l’ère de l’individualisme et du confort, Fujimura appelle les artistes à regarder à la croix. C’est à Golgotha que se joue l’acte le plus beau de l’histoire de l’humanité. Au milieu de la brisure de ce monde, Christ intervient en portant la laideur du péché pour ouvrir le voile qui mène au repos.
Ainsi, les artistes chrétiens inscrivent leur vocation dans la dynamique de la croix. Ils sont des artisans de paix, annonçant la paix possible en Christ et œuvrant pour instaurer la paix dans une société divisée, et en anticipant la nouvelle création. Leurs œuvres sont comme un bouquet de fleurs dans un monde en ruine.
Cet article a été publié dans le deuxième volume du magazine Prisme, produit par Majestart. Pour retrouver d’autres articles sur l’art, vous pouvez acheter le magazine ici.
webinaire
Comment avoir une vision biblique du monde et de la culture?
Découvre le replay du webinaire de Raphaël Charrier et Matthieu Giralt (Memento Mori) enregistré le 24 octobre 2018.
Orateurs
M. Giralt et R. Charrier