- Description de la motivation du courrier: c’est « par l’urgence » de la montée du FN, par la crainte « que vous vous soyez laissé emporter par la colère et que vous pensiez même le faire peut-être au nom de principes qui sont les nôtres, ceux de la foi chrétienne. »
- Description des valeurs du FN: les ressorts du FN « restent les mêmes: la peur et la colère. » Ces valeurs sont « toujours aussi éloignées de l’Évangile. » Plus loin: « Ce parti n’est certainement pas celui d’une laïcité ferme et respectueuse », puisqu’il y a en son sein des adeptes d’un « paganisme anti-chrétien et ceux de l’aile la plus intégriste du catholicisme romain ».
- Description d’une consigne de vote: « un vote semblable est profondément contradictoire avec l’enseignement de Jésus », puis, « Ne faites pas le choix du pire « pour que quelque chose change. » Ces consignes sont quelque peu tempérées par le rappel de l’entière liberté des votants – mais la culpabilité morale et spirituelle associée au vote FN tempère aussi cette liberté.
Je n’ai aucun doute sur l’intention bienveillante des frères à l’origine de courrier. Toutefois, ce positionnement me semble problématique.
Pour clarifier d’emblée, ma réponse ici ne parle pas du FN. Mais dénoncer ou favoriser un parti politique n’est pas le rôle d’un pasteur ni la mission de l’Église. De ma perspective, c’est une erreur d’inviter l’Église dans ce débat.
Voici quelques raisons:
- L’évaluation d’un parti suppose une norme politique biblique (du moins pour nous évangéliques). D’une part, cette norme sera difficile à définir. Ensuite, elle ne sera jamais suivie parfaitement, nécessitant des prises de positions toujours plus fréquentes. L’Église sera de plus en plus connue pour « ses normes » sociétales. C’est d’ailleurs ce qu’on reproche aux évangéliques américains. Est-ce l’image que l’Église évangélique doit donner? Est-ce son message? Et comment dès lors évoquer la séparation de l’Église et de l’État?
- La caractérisation d’un mouvement politique selon le degré d’adhésion de ses membres à des idées païennes est troublante. Les cadres des autres partis politiques ne sont-ils pas également tenus par des spiritualités étrangères au christianisme? Est-ce là un critère de vote du chrétien?
- En prenant position contre un parti (et là, je parle ici d’une opposition de principe, idéologique, et non de la désobéissance que nous devons tous opposer à un ordre injuste et contraire à la loi de Dieu), on se prive de l’opportunité d’accueillir les membres de ce parti à nos tables. Nous les privons du banquet de l’Évangile en créant une frontière qui ne se fonde pas sur l’Évangile ni sur la croix. Or pour nous, c’est l’Évangile qui change un cœur, qui apaise et réoriente le disciple. C’est l’Évangile notre matière, notre propos, en tant que pasteur, en tant qu’Église.
- Enfin, si les évangéliques se battaient contre un parti, et que ce parti venait au pouvoir, ils seraient vus comme une opposition. Un opposant politique. Un tel positionnement est-il souhaitable?
À l’inverse, voilà comment je perçois le rôle des responsables et des représentants de l’Église:
- Prêchez l’Évangile. À tous les hommes. Les paumés et les intellectuels, les politiques et les citoyens, les médecins et les prostituées, les musulmans et les Juifs. Aux païens et aux francs-maçons de tous les partis! Nos Églises devraient être connues pour accueillir tous les hommes et les confronter tous à l’Évangile. Il serait préférable que nos Églises soient (éventuellement) haïes à cause de leur amour de Jésus, à cause de la prédication de la croix, plutôt que par une position politique.
- Priez pour la liberté de conscience. C’est l’une des rares exhortations, d’ailleurs mentionnée dans le document libro-baptiste. Il n’est pourtant pas fréquent d’entendre cette intercession que les députés, les maires, les membres du gouvernement préservent la liberté de croire. Prier dans ce sens, c’est laisser au Seigneur le soin de le réaliser. C’est aussi le laisser œuvrer dans nos cœurs pour envisager le meilleur moyen d’y parvenir.
- Vivez les valeurs de l’Évangile dans l’Église pour faire envie. Jamais l’Église primitive n’a milité contre les pratiques terribles et dégradantes de l’Empire Romain. Mais la manière dont elle a traité les veuves et les orphelins en son sein, le respect de tous les hommes, des Juifs comme des Grecs, des esclaves comme des riches, quel que soit leur statut, a changé progressivement la vision de la société. Ce n’est qu’après le 4ᵉ siècle que l’Église a endossé un rôle politique qui a changé l’essence même de l’Évangile et de l’Église. La manière de vivre de l’Église devrait interpeller le monde à une autre manière de vivre.
- Ayez confiance que Dieu nomme les rois. Le programme de Dieu est étrange. Dieu a nommé Neboukadnetsar à son poste de dictateur pour accomplir une triste volonté: le jugement de son peuple par la captivité. Qui peut connaître les méandres de la providence de Dieu? Qui peut savoir ce que Dieu veut faire pour secouer notre monde immoral et insensible à sa propre mort humaine et spirituelle? Qui dira à Dieu quoi faire pour maximiser sa gloire et le nombre des âmes sauvées?
- Encouragez les membres engagés. Certes, il y a des hommes et des femmes, évangéliques, dont la vocation est de « combattre » en politique, ou dans l’armée, la police, le monde juridique ou syndicaliste. J’imagine d’ailleurs que tous n’ont pas les mêmes opinions politiques. Mais ils méritent d’être soutenus, aimés, valorisés. Ils agissent selon leur conscience chrétienne, même s’ils ne peuvent se réclamer de l’Église.
Voilà en tout cas une petite partie de la réflexion que nous avons développée plus longuement, Philippe Viguier et moi-même, dans le livre, L’Évangile et le citoyen. Nous ne pensions pas qu’il serait si rapidement d’une telle actualité.
Mais peut-être avons-nous mal vu les choses? Les commentaires, les réponses et les réflexions nous aideront à mieux cerner cette question importante. Il me semble qu’il en va de la réputation de l’Évangile et de l’Église.