Dans ce billet, je tente de répondre à une objection courante: les sermons présentés dans le Nouveau Testament ne seraient pas des "prédications textuelles".
Pour de nombreux prédicateurs, la « prédication textuelle » (expository preaching en anglais) est définie avec grande précision: il s’agit invariablement d’une prédication à partir d’un seul texte biblique. De préférence, elle s’inscrit dans le cadre d’une série de sermons suivant l’ordre séquentiel d’un livre biblique (on parle alors de « prédication textuelle suivie« ). Une telle prédication cherche à donner le sens du texte (typiquement autour de son message central) et à fournir aux auditeurs des pistes d’application concrète.
À titre personnel, je suis tout à fait à l’aise avec une telle pratique, y compris avec ce que certains appellent la « prédication textuelle suivie« . Au cours de mes années de pastorat, je procédais généralement de cette manière. Je referais sans hésiter le même choix aujourd’hui.
Cela étant, les défenseurs de cette « définition précise » de la prédication textuelle se heurtent à une difficulté de taille: la plupart des prédications rapportées dans l’Écriture même ne suivent pas ce modèle!
Certes, Esdras et les scribes de son temps ont lu au peuple le texte de la Loi, probablement en le parcourant de manière séquentielle (pourquoi auraient-ils procédé autrement?). Peut-être ont-ils systématiquement « expliqué » le message central des différents textes consécutifs avant de l’ »appliquer » à la réalité de leurs auditeurs (même si une reconstitution aussi détaillée est difficilement vérifiable): « Ils lisaient dans la Loi de Dieu et expliquaient au fur et à mesure, de façon posée et distincte, afin que chacun puisse comprendre ce qu’ils avaient lu » (Né 8.8). Il va de soi que la lecture publique de l’Écriture, suivant généralement l’ordre du texte, sans doute, et la prédication vont de pair, à la fois selon l’Ancien Testament et selon le Nouveau Testament. Paul exhorte Timothée: « En attendant ma venue, consacre-toi à la lecture publique des Écritures, à la prédication et à l’enseignement » (1 Tm 4.13).
Pourtant, dans le Nouveau Testament, les « sermons » suivent des approches variées. L’épître aux Hébreux constituait sans doute, à la base, un sermon (une « parole d’exhortation », selon Hé 13.22; cf. Ac 13.15). Or cette épître convoque une multitude de textes de l’Ancien Testament, qui proviennent de plusieurs livres bibliques!
Jésus lui-même, prêchant dans la synagogue de Nazareth (Lc 4.16-30), fait la lecture d’au moins deux textes d’Ésaïe (Lc 4.18-19: És 61.1-2a et 58.6) avant d’entamer son sermon. Dans la suite de son discours, il évoque des récits bibliques qui n’appartiennent pas à la prophétie d’Ésaïe: la « pointe » du sermon (du moins l’élément qui déclenche la furie des auditeurs) a pour ancrage non pas le texte d’Ésaïe lu en début de prédication, mais plutôt la référence à la veuve de Sarepta de l’époque d’Élie (en Lc 4.25-26; cf. 1 R 17.9) et le rappel de la guérison de Naaman le Syrien au temps d’Élisée (en Lc 4.27; cf. 2 R 5.1-14).
De façon semblable, les sermons des Actes citent typiquement plusieurs textes de l’Ancien Testament (voir par exemple Ac 2.14-41; 3.12-26; 7.2-53; 13.15-42). Bien qu’il s’agisse de « sermons d’évangélisation », force est de constater qu’un modèle semblable, quoique plus subtil, est suivi en Actes 20.18-35, qui contient le seul sermon des Actes s’adressant à des chrétiens (plus précisément aux anciens d’Éphèse). En effet, l’allocution est truffée d’allusions à l’Ancien Testament, que Paul a sans doute développées davantage en présence de ses auditeurs (les « sermons » des Actes ne sont en réalité que des résumés de prédications beaucoup plus longues).
En clair: réduire la prédication textuelle à l’approche spécifique évoquée au début de ce billet a l’inconvénient de mettre en avant un modèle auquel de nombreux sermons rapportés dans l’Écriture ne se conforment tout simplement pas.
Voilà pourquoi il me paraît utile de distinguer deux définitions de la prédication textuelle:
La prédication textuelle, au sens plus étendu, est celle qui s’appuie explicitement sur le texte biblique (sur un ou des extraits de la Bible) et qui le met en avant en le lisant, en l’expliquant et en l’appliquant à la vie des auditeurs. La prédication textuelle « explique » en donnant le sens du texte en fonction de l’intention de son auteur et à la lumière de ses contextes historique et littéraire. Enfin, elle situe le texte biblique (le ou les extraits en question) dans le cadre du grand récit biblique, notamment par rapport à l’Évangile de Jésus-Christ.
Les composantes essentielles de cette définition sont les suivantes :
Cette définition large de la prédication textuelle se justifie bibliquement et théologiquement. D’une part, elle rend compte des sermons qui se trouvent dans l’Écriture même. En effet, dans les sermons du Nouveau Testament évoqués précédemment, on retrouve des explications des textes de l’Ancien Testament qui sont cités (certes brèves, mais néanmoins présentes, et sans doute étayées bien davantage à l’oral), ainsi qu’une application de ces textes à la réalité des auditeurs, bouleversée par l’irruption du salut en Jésus-Christ.
D’autre part, elle prend en compte:
Insistons avec une certaine hardiesse: s’éloigner d’une telle pratique est dangereux! On court alors le risque de transmettre au peuple de Dieu ses opinions personnelles plutôt que la pensée des auteurs bibliques.
L’approche plus ciblée adjoint à la définition générale les éléments suivants (soit le premier seulement, soit les deux):
Ces deux aspects supplémentaires, non essentiels à la définition large de la prédication textuelle, se justifient surtout par des considérations pratiques et pédagogiques.
Quelles réflexions pratiques m’encouragent à prêcher généralement à partir d’un texte biblique principal?
D’abord, il est habituellement plus facile pour les gens de suivre le développement d’un sermon lorsque celui-ci est proche du déroulement d’un seul texte. Les auditeurs n’ont alors qu’un seul contexte historique (celui du texte en question) à garder à l’esprit. La gymnastique intellectuelle requise pour passer du monde du texte au monde contemporain est suffisamment exigeante pour ne pas multiplier, dans un même sermon, les sauts sur les plans contextuel, conceptuel et historique.
Ensuite, le prédicateur et ses auditeurs entrent vraiment dans l’univers du texte. Le prédicateur ne se contente pas d’émettre quelques observations superficielles. Au contraire, il aide l’assemblée à « faire l’expérience » du texte dans toute sa force, à « profiter » du texte au maximum, à le « vivre » en direct. On presse le citron pour en tirer un maximum de jus! Souvent, la tendance à orienter vers d’autres textes empêche malheureusement d’apprécier un premier texte à sa juste valeur.
Enfin, à une époque caractérisée par l’illettrisme biblique (les gens, même dans l’Église, ont de moins en moins de connaissances bibliques), le prédicateur ne peut pas s’attendre, quand il passe d’un texte à un autre, à ce que ses auditeurs possèdent les repères nécessaires pour jongler confortablement avec toute la diversité des passages évoqués.
Quant à la prédication textuelle suivie, elle facilite la préparation du prédicateur, qui n’a pas à se replonger dans un livre biblique différent à chaque semaine. Les auditeurs sont également gagnants: au cours d’une période relativement courte, ils deviennent familiers d’un livre biblique et de son message global. Sa mise en pratique est ainsi facilitée, y compris sur le plan communautaire: c’est toute la vision de l’Église qui peut s’articuler autour d’un livre biblique au cours d’une période donnée.
En outre, partant du principe que chaque livre biblique contient un « message global », et que chaque texte (chaque unité littéraire) appartenant à ce livre transmet un « message central » qui contribue au message global du livre1, il est alors clairement plus aisé de prêcher:
Voilà pourquoi j’aime prêcher à partir d’un texte biblique principal, dans le cadre d’une série de sermons suivis qui retracent le développement d’un livre biblique.
Cela dit, j’en conviens: ce n’est pas la seule manière de prêcher de façon « textuelle ». D’où ma distinction entre une définition large et une définition précise de la prédication textuelle.
[1] Sur tout cela, voir Sylvain Romerowski, Les sciences du langage et l’étude de la Bible, Charols, Excelsis, 2011, p. 568-576.
Pour aller plus loin, retrouvez ICI mes autres billets sur la prédication.
webinaire
La Bible est-elle sans erreur?
Ce replay du webinaire de Florent Varak a été enregistré le 11 juin 2019.
Orateurs
F. Varak