Est-ce schizophrène d’essayer d’être dans le monde et pas du monde? L’une des attestations les plus anciennes de cette double conscience paradoxale et fabuleuse de la part des chrétiens se trouve dans la lettre anonyme À Diognète (fin du 2e siècle):
«(Les) chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par leurs pays, ni par leur langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas des villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier … . Ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveaux-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ils ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois. Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent. On les méconnaît, on les condamne ; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés. On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s’ils naissaient à la vie … en un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. »
Lettre à Diognète. Cité par Frédéric Lenoir dans Comment Jésus est devenu Dieu, Paris, Fayard, 2010, p. 115-116.