Il y a quelques semaines, j'ai eu la joie de participer à PRISME, une conférence sur l'art et la théologie, organisée par le collectif chrétien Majestart. J'ai également eu le privilège d'écrire un article pour le magazine publié à cette occasion. Dans cet article, je reviens sur la pensée du philosophe chrétien de l'art Calvin Seerveld, et plus particulièrement sur son concept d'art rédempteur.
Il est généralement délicat de parler d’art. Tout le monde semble savoir ce que c’est, mais rares sont ceux qui oseraient en proposer une définition. La question se corse quand on aborde la production d’un artiste chrétien. Doit-elle être définie dans les mêmes termes que l’art en général? Quelle est sa fonction? Comment articuler un art authentique et un témoignage fidèle? Ces questions ne sont pas nouvelles et je ne prétends pas vouloir tout résoudre ici. Mais j’aimerais vous présenter la pensée de Calvin Seerveld, un auteur chrétien. Sans pouvoir tout dire, je crois néanmoins que cela nous aidera à cheminer dans notre réflexion pour produire un art à la gloire de Dieu, ce qu’il appelle un art rédempteur.
Pour certains, la définition de l’art est à chercher dans son essence. Il s’agit alors trouver une caractéristique inhérente à l’art. Pour d’autres, l’art est défini par sa fonction. Il s’agit alors de trouver ce que doit accomplir l’art. Pour Seerveld, la question de la définition de l’art doit s’inscrire dans notre doctrine de la création. Dans la création de Dieu, ses ordonnances s’appliquent à toutes choses. Exit donc l’esquive du « tout subjectif » et le recours hâtif aux goûts personnels dans la réflexion sur l’esthétique. Il existe des critères objectifs pour définir l’art, lequel s’inscrit dans les normes créationnelles de Dieu. En plus de replacer la réflexion sur un terrain objectif, ce principe nous donne de l’assurance pour aborder l’art: sa pratique et sa critique ne sont plus aussi mystérieuses, pour celui qui en connait la caractéristique.
Longtemps considérée comme l’essence de l’art, la beauté est vite écartée par Seerveld. Pour lui, l’importance de la beauté serait même un résidu de la vision platonicienne, dans laquelle on cherche à échapper à ce monde troublé en s’élevant vers un idéal parfait. Pour autant, Seerveld ne rejette pas entièrement la notion de beauté. Mais pour lui, l’art n’est pas défini par la notion de beauté et le but de l’artiste chrétien n’est pas de faire quelque chose de beau. Dès lors, quelle est la caractéristique de l’art? Et comment la découvrir? Pour l’auteur chrétien, la clé pour parler de la nature de l’art est d’examiner la réalité créationnelle: considérer la réalité de la création comme révélation de Dieu, avec une vision fondée sur l’Écriture.
Nous arrivons là au cœur de la pensée de Seerveld. Selon lui, la caractéristique décisive de l’œuvre d’art, c’est son caractère d’allusivité (un terme inventé par Seerveld). L’allusivité, c’est signifier de manière symbolique. Par l’allusivité, l’artiste apporte une réelle connaissance sur le monde, mais par analogie, de biais. Par exemple, une peinture ne correspond pas forcément à une reproduction exacte de la réalité telle qu’elle est perçue par nos sens. Mais elle présente néanmoins du sens en faisant allusion aux choses. Elle agit comme une métaphore visuelle.
C’est ainsi que Seerveld articule sa définition de l’art, autour de l’allusivité:
L’art est une métaphore sensorielle, un acte humain – avec ou sans mot – qui s’attelle à raconter une histoire, par une imagerie visuelle ou auditive, qui demande à être comprise de la sorte, comme une métaphore sensorielle.
L’œuvre devient alors une sorte de parabole. L’artiste interprète le réel et nous rend attentif à ce qui, sans lui, passerait inaperçu. Par son caractère allusif, il essaie de rendre manifeste une réalité invisible. C’est cela, pour Seerveld, ce qui définit l’art.
Pour résumer, nous pouvons dire que sur le fond, l’allusivité est allusion, elle dit quelque chose du monde dans lequel nous vivons. Ce n’est pas une simple reproduction de ce que nous percevons, mais l’invitation à découvrir l’interprétation de l’artiste. Sur la forme, l’allusivité présente cette connaissance à la manière d’une parabole: elle use de symboles et d’allusions pour dire les choses de manière elliptique.
Seerveld ancre sa réflexion sur l’art dans une vision d’un monde créé par Dieu. Ainsi, toute la vie, y compris toute pratique artistique, est une réponse à la révélation de Dieu. Aussi parce qu’il a été créé par Dieu et pour Dieu, l’homme est un adorateur. Tout ce que nous produisons a pour vocation d’adorer. Il s’ensuit que toute pratique artistique sera comme une louange à Dieu ou consacrée à une idole. Seerveld explique:
L’art est l’expression qui signifie de manière symbolique ce qu’il y a dans le cœur d’un homme, sa manière de voir le monde, et ce qu’il adore. L’art révèle quel est le culte de l’artiste, parce que l’art est une offrande consacrée, une tentative non dogmatique, mais terriblement émouvante, d’apporter honneur, gloire et puissance à quelque chose.
Selon Seerveld, toute production artistique révèle la vision du monde de l’artiste. Ainsi, pour chaque œuvre, on devrait arriver à discerner ce qui anime son auteur. Dès lors, que devrait-on discerner dans la production d’un artiste chrétien? Et si l’allusivité détermine la manière dont l’artiste doit s’exprimer, quid du sujet et de la forme de l’art chrétien?
Parce qu’elle est une réponse à la révélation de Dieu, toute activité culturelle dit quelque chose du monde créé par Dieu. En raison de son caractère allusif, tout art est porteur de sens. On pourrait alors facilement penser que l’art doit porter un message. Mais il nous faut avancer avec prudence. Pour Seerveld, un art n’est pas chrétien parce que l’artiste est chrétien, ou parce que le sujet est biblique, ou encore parce qu’il respecte des valeurs morales. Il n’est pas non plus seulement saupoudré d’un petit extra chrétien.
D’un côté, il ne faut pas confondre art et évangélisation et résister à la tentation de devenir partisan ou de faire de la propagande. Seerveld avertit: La norme d’allusivité est transgressée quand l’art devient un tract. En rendant son message explicite plutôt qu’allusif, l’art tendancieux échoue à allier art et foi. Pour lui, rendre les choses explicites, c’est aller à l’encontre de la qualité allusive de l’art: l’appel de Dieu est mieux exprimé quand il est enfoui dans l’œuvre.
D’un autre côté, même si on ne devrait pas matraquer les gens avec de l’art chrétien pour qu’ils acceptent Jésus, on ne devrait pas non plus se contenter d’un art aussi dépassionné que l’art séculier en ajoutant simplement « Je le fais pour Jésus tu sais ».
Mais alors, que devrait-être un art chrétien?
L’allusivité, caractéristique fondamentale de l’art en général, sera toujours le critère de validité de l’art chrétien en tant qu’art. Pour autant, l’art chrétien est distinctif parce qu’il est fait par des chrétiens. Aussi, il ne va pas véhiculer le même sens. L’allusivité de l’art chrétien sera au service de sa vision biblique du monde. Il portera une connaissance réelle du monde et de son Créateur. L’artiste décrit le monde tel qu’il est, en montrant la laideur du péché et la beauté de la grâce de Dieu, et anticipe la restauration de toutes choses. L’artiste chrétien voit le monde au travers des lunettes de la révélation, comme Seerveld le dit, avec son « halo de gloire et de souffrance ».
Nourri par sa vision biblique de la création, l’artiste chrétien fait allusion à un monde bon, créé par Dieu. Ce monde continue d’être bon et manifeste encore, bien que partiellement, la bonté et la puissance du Dieu Créateur. Nourri par sa vision biblique du péché, l’artiste chrétien fait allusion à un monde tordu par la chute. Il montre l’ampleur des effets de la chute et la manière dont le monde est cassé, dans tous les domaines. Nourri par sa vision biblique de la rédemption, l’artiste chrétien fait allusion à l’espoir qui se trouve en Christ. La fin de l’histoire ne s’écrit pas avec la dévastation du péché, mais par la victoire de Christ à la croix. Pour Seerveld, l’artiste chrétien doit présenter un mélange de la peine due au péché et de la joie du consolateur, présent dans nos souffrances.
Comme toute activité humaine, l’activité artistique doit être pensée comme un moyen de bénir notre prochain. C’est cela que Seerveld nomme un « art rédempteur »:
En parlant d’art rédempteur, je ne parle pas d’un art avec un grand A « qui-va-vous-sauver » ou un art « qui-va-vous-transporter-sur-les-montagnes-de-la-foi ». Un art rédempteur est similaire à ce que fit la colombe pour Noé dans l’arche. Noé se demandait si le déluge était passé et si la terre était à nouveau habitable. La colombe vint lui apporter une feuille d’olivier fraiche (Genèse 8.6-12), le témoignage que Dieu donnait une vie nouvelle sur terre après un jugement terrible sur le péché du monde. Peut-être pourrions-nous considérer l’art fait par le racheté pour son prochain comme cela: le simple don d’une promesse métaphorique de la vie et de l’espoir du règne de Jésus-Christ sur terre, en étant fermement conscient du monde cassé dans lequel nous vivons et construisons, souffrons, espérons, rions et pleurons. Un art rédempteur portera des feuilles fraiches d’olivier.
Il s’agit de présenter Dieu révélé en Jésus-Christ, comme celui qui bénit et juge l’univers. L’allusivité est donc, pour les artistes chrétiens, au service de leur vision biblique du monde. Pas question de produire un art optimiste ou niais, le monde va mal. Mais pas question non plus d’être fataliste: dans ce monde tordu, Dieu reste la source de notre joie et de notre espoir. L’art chrétien est réaliste: il présente avec autant de force la malédiction du péché et la joie de l’espérance du règne de Christ.
Pour bénir notre prochain, l’art chrétien doit donc dire la vérité et doit être marqué d’un jugement plein de compassion. Devant la corruption du péché, la vision non-chrétienne du monde ne peut apporter que cynisme et torpeur. De son côté, l’art chrétien se conçoit comme une offrande de bonne odeur à la terre entière, comme une porte ouverte sur la grâce de Dieu. Ainsi, les artistes chrétiens devraient dire avec force: « Dieu n’est pas mort: Christ vit! L’homme n’est pas absurde: il porte la gloire de l’image de Dieu! Le monde n’est pas une malédiction: c’est une création bonne, qui se débat en attendant sa délivrance! »
En exposant tout cela, nous n’avons pas tout dit. La réflexion sur l’art ne s’arrête pas avec la pensée de Seerveld. Néanmoins, sa réflexion en général, et son concept d’allusivité en particulier, sont une aide précieuse pour aborder l’art et la culture avec plus d’assurance. Pour l’artiste chrétien, le concept d’allusivité est aussi un outil utile pour articuler sa vocation artistique et son témoignage. Sans donner d’indications trop précises, il laisse sa liberté à l’artiste. Mais il ne le laisse par errer, il lui donne aussi des principes qui aideront l’artiste chrétien à produire un art qui glorifie le Dieu Créateur et Rédempteur.
Enfin, l’allusivité dégage l’artiste de toute obligation utilitariste et répond une fois encore: l’art n’est pas l’évangélisation. En même temps, il confère à l’artiste une certaine responsabilité: l’allusivité de l’art chrétien en fait un témoignage résonnant du monde et de son Créateur. Aussi, l’art chrétien est, de facto, apologétique. Comme l’a dit un théologien hollandais, Abraham Kuyper: « L’art révèle les ordonnances de la création que ni la science, ni la politique, ni la vie religieuse, ni même la révélation ne peuvent mettre en lumière. »
Que Dieu appelle et qualifie une nouvelle génération d’artistes chrétiens, qui, remplis de son Esprit, sauront produire un art authentique et imaginatif, un art rédempteur qui chante les louanges de Dieu et qui témoigne de la gloire de sa grâce à ce monde perdu.
webinaire
Comment avoir une vision biblique du monde et de la culture?
Découvre le replay du webinaire de Raphaël Charrier et Matthieu Giralt (Memento Mori) enregistré le 24 octobre 2018.
Orateurs
M. Giralt et R. Charrier