On a parfois décrit l’Évangile comme une piscine dans laquelle un bambin pourrait patauger et un éléphant pourrait nager. L’Évangile est à la fois simple et profond: les enfants peuvent le comprendre, et les esprits les plus développés continuent à l’explorer. Même les anges ne s’en lassent pas (1P 1.12). À plus forte raison les humains, qui ne sont pas des anges, peuvent s’y délecter sans cesse.
Il y a encore quelques générations, les évangéliques s’accordaient sur cette définition simple de l’Évangile:
Aujourd’hui, cette simplification est critiquée sur deux plans. Beaucoup la trouvent trop individualiste: le salut apporté par le Christ ne concerne pas tant le bonheur individuel que l’instauration de la paix, de la justice, de la nouvelle création. Une autre critique est que l’Évangile ne peut pas se résumer aussi simplement, car « tout dépend du contexte »; la Bible elle-même contient plusieurs présentations de l’Évangile qui co-existent, en tension les unes avec les autres.
Examinons tout d’abord la deuxième critique. L’idée selon laquelle il n’y aurait pas une seule présentation de l’Évangile remonte au moins jusqu’à l’école de Tübingen et son courant exégétique et théologique. Celui-ci insistait sur une observation: la justification par la foi développée par Paul parait assez différente de l’Évangile du Royaume annoncé par Jésus.
Au 20e siècle, le professeur britannique C.H. Dodd a répliqué en cherchant à démontrer que le message de l’Évangile était globalement unique. À son tour, James Dunn a défendu, dans son ouvrage Unity and Diversity in the New Testament (1977) que les formulations de l’Évangile dans la Bible étaient tellement différentes qu’il était difficile d’en tirer une définition unique.
De nos jours, des centaines de jeunes leaders chrétiens se plaignent sur leur site internet que l’Église évangélique a passé trop de temps à lire la lettre aux Romains et pas assez à méditer la déclaration de Jésus: « Le Royaume de Dieu s’est approché. »
Mais pour rester fidèles à la compréhension que les chrétiens du 1er siècle avaient de l’Évangile, je pense que nous devrions nous ranger plutôt du côté de Dodd que de Dunn. Paul, dans ses écrits, dit et répète que l’Évangile qu’il annonce est le même que celui qui était prêché par les apôtres à Jérusalem. « Que ce soit moi, que ce soient eux », dit Paul à propos de Pierre et des autres, « voilà ce que nous prêchons, et c’est ce que vous avez cru » (1Co 15.10-11). Cette phrase suppose bien un contenu unique de l’Évangile.
Si nous pouvons dire qu’il n’y a qu’un seul Évangile, celui-ci s’exprime clairement sous différentes formes. C’est sous différentes formes aussi que la Bible le présente, et nous devrions nous aligner sur cette démarche, comme l’a fait l’apôtre Paul lui-même. Après avoir insisté sur le fait qu’il y a un seul Évangile (Ga 1.8), il parle de son engagement pour « l’Évangile des incirconcis » (opposé à « l’Évangile des circoncis ») (Ga 2.7).
Quand Paul s’adresse aux Grecs, il confronte leur idole de la spéculation et de la philosophie à la « folie » de la croix, pour présenter ensuite le salut du Christ comme la vraie sagesse. Quand il s’adresse aux Juifs, il confronte leur idole du pouvoir et de la réussite à la « faiblesse » de la croix, pour présenter ensuite l’Évangile comme la vraie puissance (1Co 1.22-25).
L’une des formes de l’Évangile présentée par Paul était adaptée aux croyants et aux lecteurs de la Bible, qui croyaient être justifiés par leurs bonnes œuvres au jour du jugement; l’autre forme était taillée pour les païens. On repère ces deux approches dans les discours de Paul relatés dans le livre des Actes: discours pour les Juifs, discours pour les païens.
Il y a encore d’autres formes à l’Évangile. Les lecteurs du Nouveau Testament ont toujours remarqué que le langage du Royaume dans les évangiles synoptiques ne se trouvait pas dans l’évangile de Jean, qui parle plutôt de recevoir la vie éternelle. Toutefois, en comparant Marc 10.17,23-34, Matthieu 25.34,46 et Jean 3.5,6,17, nous voyons qu’ « entrer dans le Royaume de Dieu » et « recevoir la vie éternelle » désignent quasiment la même chose. En lisant Matthieu 18.3, Marc 10.15 et Jean 3.3,5, on remarque que la conversion ou la nouvelle naissance, et recevoir le Royaume de Dieu « comme un enfant » représentent la même démarche.
Mais alors, pourquoi ces différences de vocabulaire entre les synoptiques et Jean? Beaucoup d’exégètes l’ont remarqué: Jean place l’accent sur l’individu et son vécu spirituel intérieur dans le Royaume de Dieu. Il s’efforce de montrer que ce royaume n’est ni terrestre ni socio-politique (Jn 18.36).
D’un autre côté, quand les synoptiques parlent du Royaume, ils expliquent les changements de comportement et de société que l’Évangile implique. Nous voyons donc dans Jean et dans les synoptiques deux autres formes de l’Évangile: une qui pointe vers l’individu, et une autre qui met en avant les éléments communautaires du salut.
Simon Gathercole développe un plan en trois points pour définir l’Évangile, soutenu à la fois par Paul et les auteurs des évangiles synoptiques (The Gospel of Paul and the Gospel of the Kingdom, God’s Power to Save, ed. Chris Green Apollos/IVP, UK 2006).
Gathercole retrace les trois mêmes points dans les enseignements des synoptiques: Jésus, le Messie est le Fils de Dieu (Mc 1.1) qui est mort comme rançon pour beaucoup (Mc 10.45), qui est victorieux sur le monde influencé par le mal (Mc 1.14–2.10), et qui reviendra pour régénérer le monde matériel (Mt 19.28).
Si je devais résumer ces trois points en une seule phrase, je dirais: Au travers de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ, Dieu accomplit pleinement son salut pour nous, en nous faisant échapper au jugement pour nos fautes en vue d’une communion avec lui, et restaure la création dans laquelle nous pouvons vivre notre nouvelle vie avec lui pour toujours.
L’un de ces éléments était central dans les vieux messages d’évangélisation: le salut par la grâce, opposé au salut par les œuvres. Mais souvent, le dernier élément de notre définition manquait: la grâce restaure la nature, comme le dit le théologien hollandais Herman Bavinck. Quand ce troisième élément « eschatologique » est oublié, les chrétiens donnent l’impression que plus rien n’a d’importance dans ce monde-ci, mais qu’il n’y a que le monde à venir qui compte.
Logiquement, garder tous ces points ensemble devrait permettre aux chrétiens de s’intéresser à la fois aux conversions à l’Évangile et au service pour notre prochain ainsi qu’au travail pour la paix et la justice dans le monde.
Mon expérience, c’est que les aspects à la fois individuels et communautaires de l’Évangile ne cohabitent pas de façon très heureuse dans notre prédication et dans nos Églises. En fait, beaucoup communiquent aujourd’hui en délaissant délibérément l’un des deux aspects. Ceux qui s’attachent à la version communautaire « Évangile du Royaume » ne définissent le péché qu’en termes de mal de société – racisme, matérialisme, militarisme – et comme des violations du shalom de Dieu. Cela vient souvent nous faire oublier que le péché est une grave offense devant Dieu, et que celui-ci provoque sa colère. L’Évangile qui peut s’en dégager, c’est « Dieu travaille à la justice et à la paix dans le monde, et toi aussi tu peux y travailler. »
En effet, il est vrai que le nouvel ordre social divin est une « bonne nouvelle » pour tous ceux qui souffrent. Mais si l’Évangile se réduit à « travailler à la justice », cela occulte le fait que le salut est entièrement par grâce, et non par les œuvres. Et ce n’est pas ainsi que le mot Évangile est utilisé dans le Nouveau Testament.
J’ai étudié récemment tous les passages où le mot Évangile était employé dans le Nouveau Testament. J’ai été surpris par le grand nombre de fois où il décrivait non pas une manière de vivre (des actions à faire) mais une proclamation verbale de ce que Jésus a fait, et comment l’individu peut être réconcilié avec Dieu.
Les défenseurs de l’Évangile de type « œuvrer pour la justice » en appellent souvent à « l’Évangile du Royaume ». Mais recevoir ce Royaume comme un petit enfant (Mt 18.3) et croire dans le nom du Christ et être né de Dieu (Jn 1.12-13), c’est la même chose: c’est devenir chrétien (Jn 3.3,5).
Une fois ceci dit, je dois reconnaitre que beaucoup d’entre nous, qui nous réclamons de l’Évangile « classique » (par la grâce seule au travers de la foi seule dans le Christ seul) ignorons les implications eschatologiques de l’Évangile. Des textes comme Luc 4.18 et Luc 6.20-35 montrent bien cette implication de l’Évangile: les cœurs brisés, les exclus, les oppressés trouvent une place centrale dans la communauté chrétienne, tandis que les puissants et les grands sont humiliés. Paul dit à Pierre que les attitudes liées à une supériorité culturelle ou raciale sont étrangers à l’Évangile de grâce (Ga 2.14). La générosité envers les pauvres découle de ceux qui professent clairement l’Évangile de Christ (2Co 9.13).
En Romains 2.16, Paul dit que le retour du Christ pour juger la terre fait partie de l’Évangile. Et si vous lisez Psaumes 96.10s, vous comprendrez pourquoi. La terre sera renouvelée et même les arbres chanteront leur joie! Si les arbres peuvent danser et chanter par la puissance qui renouvèle tout le cosmos, imaginez ce que nous serons capables de faire!
Si ce renouvellement final du monde matériel fait partie de la bonne nouvelle annoncée par Paul, nous ne devrions pas être surpris de voir Jésus guérir et nourrir les foules: son Évangile est le signe du Royaume à venir (Mt 9.35).
Quand nous réalisons que Jésus détruira un jour la faim, la maladie, la pauvreté, l’injustice et la mort, alors le christianisme devient ce que C.S. Lewis appelait une « religion combattante » alors que nous nous tenons devant un bidonville ou une rechute de cancer. Cette version « complète » de l’Évangile nous rappelle que Dieu a créé ce qui est matériel comme ce qui est spirituel, et qu’il rachètera l’un comme l’autre.
Tout ce qui cloche aujourd’hui dans notre monde matériel, Dieu veut le restaurer. Certains négligent cette vérité en s’appuyant sur des textes comme 2 Pierre 3.10-12, qui semble dire que ce monde matériel disparaitra complètement lors de la résurrection finale. Or, ce n’est pas ce qui s’est passé avec le corps de Jésus: son corps a gardé les traces des clous! Douglas Moo en tire d’ailleurs un argument en faveur de la transformation du monde, plutôt que de son entier remplacement, dans son livre Nature and the New Creation: NT Eschatology and the environment, disponible en ligne.
À ce moment-là de mon exposé, vous vous attendez peut-être à ce que je vous explique comment intégrer parfaitement toutes ces composantes de l’Évangile dans votre prédication. Je ne peux pas vous l’expliquer, car je n’y arrive pas parfaitement. Mais voici comment j’essaie de le faire.
Il est très rare que les écrivains du Nouveau Testament le fassent, et c’est instructif pour nous. En observant Paul enseigner dans le livre des Actes, il est surprenant de voir tout ce qu’il n’hésite pas à laisser de côté dans ses discours.
Paul sélectionne toujours certains points et en laisse d’autres de côté, dans le but de connecter avec les éléments culturels de ses auditeurs. C’est en effet presque impossible de couvrir tous les aspects de l’Évangile avec un non-croyant sans qu’il ne décroche au bout d’un moment.
Certains points accrochent avec nos interlocuteurs plus que d’autres; celui qui annonce l’Évangile doit commencer par ceux-ci. Sur le long terme, bien sûr, vous devrez parcourir tous les aspects de l’Évangile, alors que vous évangélisez et formez des disciples. Mais vous n’avez pas besoin de tout dire en même temps.
J’ai découvert que mon auditoire à Manhattan était composé des deux catégories de personnes: celles avec un passé religieux et moralisateur, et celles avec des opinions postmodernes et pluralistes.
Les « circoncis » peuvent provenir d’autres religions (judaïsme, islam), avoir une éducation catholique solide, ou avoir été élevé dans les Églises protestantes conservatrices. Ces personnes peuvent saisir l’idée du péché comme violation de la loi morale de Dieu. Cette loi peut être expliquée pour qu’ils réalisent qu’ils sont incapables de l’accomplir. Dans ce contexte, Christ et son salut peuvent être présentés comme le seul espoir de pardon du coupable. Cet évangile « traditionnel » des générations qui nous précèdent est un « Évangile pour les circoncis ».
Cependant, Manhattan est aussi peuplé d’auditeurs postmodernes qui considèrent que la morale est relative à la culture, et construite par la société. Si vous essayez de les convaincre de culpabilité dans le domaine sexuel par exemple, ils vous répondront simplement « Vous avez vos repères, j’ai les miens. » Si vous ripostez aussitôt avec une diatribe sur les dangers du relativisme, vos auditeurs se sentiront réprimandés et mis à l’écart.
Évidemment, les postmodernes doivent être alertés à propos de leurs vérités à l’eau de rose où tout se vaut, et il existe une façon de leur présenter l’Évangile de façon crédible et convaincante, avant de se lancer dans des débats apologétiques.
Kierkegaard, dans La maladie à la mort (1849), définit le péché ainsi: construire son identité – sa dignité et son bonheur – sur quelque chose d’autre que Dieu. C’est la définition que je donne à l’idolâtrie. Elle met l’accent sur « changer le bon en excellent » plutôt que sur « cesser de faire du mauvais ».
Au lieu de leur dire qu’ils pèchent parce qu’ils couchent avec leur petit ami, je leur dis qu’ils pèchent parce qu’ils regardent leurs romances comme le sens de leur vie, qui les justifie, qui les sauve, qui leur apporte la satisfaction, alors qu’ils devraient rechercher tout cela auprès de Dieu. Leur idolâtrie les conduit à l’anxiété, à l’obsession, à l’envie, au ressentiment. J’ai découvert que quand on décrit la vie des postmodernes en termes d’idolâtrie, ils opposent beaucoup moins de résistance. Alors Christ et son salut peuvent être annoncés plus (en tous cas à ce moment-là) comme l’espoir d’être libre que l’espoir d’être pardonné. C’est mon « Évangile pour les incirconcis ».
Je remarque que beaucoup de mes jeunes auditeurs ont de la difficulté à faire des choix dans un monde ultra-consumériste, et qu’ils sont troublés à propos de leur identité, dans une culture où l’on se construit soi-même. Ce sont ceux qui accrochent avec une présentation plus individuelle de l’Évangile, comme grâce gratuite plutôt que des œuvres. Cela ressemble beaucoup à « l’Évangile de la vie éternelle » de Jean.
Cependant, j’ai remarqué que beaucoup de personnes de plus de 40 ans ne sont plus tellement touchées quand on met l’accent sur les problèmes personnels. Ils réagissent plus aux problèmes de guerre, de racisme, de pauvreté, d’injustice. Et ils répondent bien à « l’Évangile du Royaume », de type synoptique.
Au lieu de parcourir une épitre et d’annoncer l’Évangile avec « Dieu, le péché, le Christ et la foi », j’essaie de présenter le fil rouge de la Bible avec les catégories de création, de chute, de rédemption et de restauration. Nous possédions un jour le monde que nous désirons tous (où règnent la paix et la justice, sans mort, maladie ni conflit). Mais en tournant le dos à Dieu, nous avons perdu ce monde-là.
Notre péché a déclenché les forces du mal et de la destruction, de telle sorte que ce monde s’effondre, physiquement, socialement, et personnellement. Cependant, Jésus-Christ est venu dans le monde, il est mort injustement à notre place, en prenant sur lui la sanction de notre mal. Ceci lui permettra, un jour, de juger le monde et de détruire toutes forces du mal, sans nous détruire nous-mêmes.
Aucune formulation ciblée de l’Évangile ne peut donner un poids suffisant à tous les aspects de l’Évangile. Si donc vous ne prêchez qu’une seule forme, vous courez le risque d’annoncer un Évangile déséquilibré. Il s’agit donc de ne pas prêcher qu’une seule forme d’Évangile. De toute manière, c’est aussi comme cela que fonctionnent les différents passages de la Bible.
Si vous prêchez textuellement, les différents passages vous amèneront vers différentes formes de l’Évangile. Prêchez sur des textes différents, et vos auditeurs entendront tous les points.
Est-ce que cela va troubler les auditeurs? Non, au contraire: cela élargira leur compréhension.
Quand un groupe, par exemple les postmodernes, entend une présentation saisissante du péché comme idolâtrie, cela les ouvre au concept d’offense contre Dieu. Ils commencent à comprendre que le péché est un affront personnel envers le Dieu saint et parfait. Et quand ils entendent une autre façon de présenter l’Évangile, celle-ci devient crédible.
Quand les plus traditionnels, familiarisés avec le concept de la culpabilité morale, entendent parler de la substitution pénale et de la justification, ils sont réconfortés. Mais ils réaliseront que ces doctrines classiques ont des implications profondes dans le domaine des relations inter-culturelles, de l’assistance aux pauvres, car elles détruisent tout sentiment de fierté et d’auto-justification.
Quand des personnes plus libérales entendent parler du Royaume de Dieu qui restaure le monde, cela les ouvre à la royauté du Christ, qui leur demande obéissance dans leurs vies personnelles.
En résumé, chaque forme d’Évangile, une fois qu’elle atteint sa cible, ouvre une personne aux autres points contenus dans la Bonne nouvelle, qui sont plus saillants dans d’autres formes.
Aujourd’hui, beaucoup doutent qu’il n’y ait un seul Évangile. Cela leur permet à bon compte d’ignorer l’Évangile de l’expiation et de la justification pénale. D’autres résistent à l’idée que l’unique Évangile puisse prendre plusieurs formes. Cela ressemble trop à de la « contextualisation », un terme qu’ils ont en horreur. Ils s’accrochent à une présentation unique, qui est souvent uni-dimensionnelle. Aucune de ces deux approches ne fait honneur au matériel biblique. Aucune de ces deux approches n’est efficace dans la prédication.
La Bible présente un seul Évangile, sous différentes formes.