Il y a quelques années, sur le plateau de l’émission On n’est pas couché de Laurent Ruquier, l'acteur Philippe Torreton a prononcé des paroles fortes sur la place de la culture en France. Ses propos m’ont immédiatement fait penser à autre chose…
D’abord, je résume l’avis exprimé au cours de l’émission. Pour Philippe Torreton, la culture est ce qui fait notre âme (collective). Depuis ce funeste 13 novembre 2015 [le jour des attentats], relève-t-il, on parle constamment du vivre ensemble, mais hélas, sans y associer la culture, qui lui est pourtant fondamentale. La culture, insiste-t-il, est ce qui nous unit, voire ce qui permet à certains de chanter sous la torture, de se rendre au peloton d’exécution en regardant plus loin.
Il explique :
Quand vous lisez les récits de gens qui ont survécu aux camps de concentration, ce qui les a sauvés, par exemple dans le cas de Charlotte Delbo, c’est de continuer à inventer des poèmes, à se les remémorer, à jouer même Le malade imaginaire [la comédie de Molière] dans un bloc avec ses copines de bloc. C’est échanger Le misanthrope contre une ration de pain, comme le dit Charlotte Delbo dans une nouvelle.
Quand on n’a plus rien, qu’on atteint le comble de la désespérance, qu’est-ce qui nous fait tenir? C’est la musique, c’est ce fameux violon qu’on peut emporter partout, ce sont les mots des auteurs.
Les lecteurs de la Bible ne manqueront pas de repérer des parallèles étonnants entre les propos de Philippe Torreton et certains textes de l’Écriture. En tout cas, je n’ai pu m’empêcher de le faire.
En Actes 16, Paul et Silas, missionnaires faussement accusés, se retrouvent au cœur d’un violent soulèvement populaire. Les juges font arracher leurs vêtements et ordonnent qu’on les batte à coups de fouet. Ils sont ensuite jetés en prison, leurs pieds retenus par des entraves. « Vers le milieu de la nuit, Paul et Silas priaient et chantaient les louanges de Dieu, et les prisonniers les écoutaient. » (Actes 16.25)
Parmi les héros de la foi cités en Hébreux 11, l’auteur évoque « des femmes [qui] ont retrouvé leurs morts par la résurrection » (verset 35), une allusion à peine voilée à l’histoire touchante d’une mère juive et de ses sept fils, narrée en 2 Maccabées 7. Les sept frères en question sont sauvagement exécutés sous les yeux de leur mère, sous la domination du roi Antiochus IV Épiphane. Au moment de rendre son dernier soupir, l’un d’entre eux crie à son tortionnaire : « Scélérat que tu es, tu nous exclus de la vie présente, mais le roi du monde, parce que nous serons morts pour ses lois, nous ressuscitera pour une vie éternelle. » C’est donc l’espérance de la résurrection ultime qui procure un courage inimaginable à cette famille juive.
S’ajoutent quantité de récits poignants distillés à travers l’histoire du christianisme, dont ce best-seller de la littérature chrétienne du XXe siècle, Dieu en enfer, biographie de Corrie ten Boom qui raconte notamment son séjour à Ravensbrück, le camp de concentration même où s’est également retrouvée Charlotte Delbo. Or ce sont des extraits de la Bible qui ont permis à Corrie de tenir dans cet « enfer », et même de pardonner à ses bourreaux après la guerre.
Avons-nous affaire à de simples parallèles entre les propos de Philippe Torreton (qui n’invente rien mais s’appuie sur des témoignages, notamment celui de Charlotte Delbo) et ces passages émouvants provenant de la tradition judéo-chrétienne ? Ainsi, les chrétiens qui souffrent chanteraient les louanges de Dieu et « regarderaient plus loin » en anticipant le jour de la résurrection, alors que les non-chrétiens (mais pas seulement) puiseraient des appuis à peu près équivalents dans la culture plus large (et souvent sécularisée) dans laquelle ils se reconnaissent ?
Un ouvrage paru en 2014 encourage à voir les choses autrement. Dans The Stories We Tell: How TV and Movies Long for and Echo the Truth, préfacé par Tim Keller, Mike Cosper avance une thèse suggestive. Selon lui (et Keller), la culture (y compris populaire) ferait écho, de maintes manières, au grand récit biblique de la rédemption. Les émissions de télé et les films que nous regardons, les romans que nous lisons, les chansons que nous écoutons, les pièces de théâtre auxquelles nous assistons foisonneraient de reprises, à plus petite échelle, de tel ou tel aspect du grand récit de la rédemption, pour la simple raison que ce récit « vrai » entre en résonance avec les aspirations humaines les plus profondes. Je trouve cette hypothèse convaincante, pour l’avoir à quelques reprises « testée » au contact de l’une ou l’autre production culturelle.
Par conséquent, l’idée selon laquelle quand on n’a plus rien, il nous reste encore les diverses expressions culturelles est loin d’être ridicule. Au contraire, elle est puissante. Pourtant, en tant que chrétien, je lui préfère une autre idée, semblable, selon laquelle, quand on n’a plus rien, il nous reste encore les promesses de Dieu (ancrées dans l’histoire de la rédemption), et les diverses expressions de confiance dans ces promesses: la prière, le chant, la récitation des textes, la proclamation de l’espérance aux êtres que nous aimons, et ainsi de suite.
Ce qui explique la « puissance » des récits populaires (et autres expressions culturelles), c’est qu’ils font (souvent) écho au récit biblique!
webinaire
La Bible est-elle sans erreur?
Ce replay du webinaire de Florent Varak a été enregistré le 11 juin 2019.
Orateurs
F. Varak