La notion de beauté est vraiment à la mode en ce moment. On ne peut pas lire trois phrases de théologie moderne sans tomber sur les termes « esthétique », « beauté » ou encore « le christianisme et l’art ». Et de bien des manières, ce changement est positif. La période de plusieurs siècles pendant laquelle les chrétiens se sont éloignés de l’art semble bien laisser la place à un revirement. Francis Schaeffer a eu de nombreux disciples, qui s’occupent d’explorer, d’entreprendre, et peut-être la chose la plus réconfortante, de créer.
Mais malgré tous ces signes prometteurs d’un christianisme incarné, d’une foi conforme solidement ancrée dans une célébration pour les sens, je suis tout de même préoccupé par le risque de se compromettre.
Comprenez bien, je ne souhaite pas faire le sceptique juste pour être sceptique. Il n’y a rien de fondamentalement vertueux à être cynique. Et je sais qu’il y a des tas de croyants fidèles, courageux, qui produisent de belles choses dans le domaine de l’art: du cinéma à la poésie en passant par la décoration d’intérieur, le théâtre, la photographie et les arts culinaires. Je sais qu’il y a de nombreux chrétiens engagés, hommes et femmes, déversant leur cœur en rendant grâce à leur créateur.
En même temps, il me semble que nous passons à côté, globalement, de l’une des caractéristiques uniques de l’art chrétien (si j’ose utiliser cette expression). Et c’est ce que j’appelle l’esthétique de la prophétie.
Tout d’abord, au sens biblique, il faut comprendre qu’un prophète est fondamentalement un ami de Dieu. Les prophètes ne sont pas avant tout des mystiques en transe, des habitants du désert socialement inadaptés ou des mangeurs de criquets prédisant l’avenir. Les prophètes sont des amis proches de Dieu. Dieu leur parle et leur dit ce qu’il prévoit. Et comme un bon ami, Dieu veut savoir ce qu’ils en pensent.
Dieu dit à Abraham ce qu’il prévoit de faire à Sodome et Gomorrhe. Abraham supplie Dieu de se souvenir de la vie des justes (Gn 18). Dieu dit à Moïse qu’il va détruire Israël et recommencer à zéro avec Moïse, et Moïse soutient que ce serait une très mauvaise gestion des relations publiques pour le Dieu de l’Exode (Ex 32).
Les prophètes ont un accès à la présence de Dieu. Ils sont témoins de la délibération de Dieu, comme l’a été Michée, quand Dieu a décidé de faire tuer Achab (1R 22). Les prophètes parlent de la part de Dieu et parlent à Dieu de la part d’autres personnes. Puisque les prophètes sont des amis proches de Dieu, ils peuvent parler pour lui. Et puisque les prophètes sont des amis proches de Dieu, ils peuvent lui parler pour autrui.
Donc, en première instance, quand je parle d’esthétique de la prophétie, je veux simplement dire une esthétique dérivée de cette loyauté et de cette intimité avec le Dieu de l’univers. Les chrétiens ont reçu le Saint-Esprit et la Parole de Dieu dans l’Écriture pour pouvoir partager cette amitié avec le Père et le Fils.
Mais, deuxièmement, cette amitié avec Dieu est toujours intense. Dieu est un Dieu jaloux. Il est envahissant, exclusif et farouche. Il ne peut pas y avoir de relation tiède avec ce Dieu. Les amis de Dieu ne peuvent pas avoir une relation désinvolte avec un tel Dieu. De Noé à Jacob en passant par Joseph et Déborah, il n’y a jamais eu de désinvolture. C’est tout ou rien: des mondes prennent fin, des familles se déchirent, des nations entrent en guerre. Cette amitié est extrême. C’est pourquoi Jacques dit que l’amitié du monde est synonyme de haine contre Dieu et que c’est avec jalousie que Dieu aime l’Esprit qui habite en nous (Jc 4).
Quand les prophètes hurlent, quand ils pleurent, quand ils condamnent, quand ils lancent leurs invectives cinglantes, ils le font en tant qu’amis de Dieu, amis d’un amant farouche, amis d’un amant offensé, furieux de l’infidélité de son Épouse. Les prophètes se retrouvent pris dans ce drame saint, et leurs cœurs sont pleins du cœur de Dieu.
Et bien sûr, le point culminant de l’amour de Dieu est exprimé à la croix. Il n’y a rien de fade, rien de désinvolte à propos de cet homme transpercé sur la croix. Certes, la crucifixion signifie la grâce, elle signifie le pardon des péchés, mais elle signifie tout ça parce qu’elle signifie d’abord l’horreur, parce qu’elle signifie d’abord la colère, la souffrance, et un amour brûlant et jaloux.
Ce n’est peut-être pas nouveau, mais il semble de manière assez claire qu’il y a aujourd’hui une tendance constante d’objections chrétiennes à tout ce qui est prophétique. Le ton prophétique est offensant. Il semble extrême, exagéré et inutilement hostile. Ce dont nous avons besoin, on nous le dit sans cesse, c’est d’un ton conciliant, de mots assaisonnés de grâce. Nous avons besoin de conversations, de dialogues et de tables rondes.
Comprenez-moi bien là encore, il y a très certainement une place pour toutes ces choses dans le corps du Christ. De plus, à aucun moment un chrétien ne peut être libre de mépriser une partie du fruit de l’Esprit. Or, tout ça semble très suspect, dans un contexte où les tendances théologiques vont vers la beauté et l’esthétique, mais où tout va en même temps vers le conciliant, le distingué, le mielleux, l’élégant, le spéculatif, l’interrogatif. Et la tendance semble s’écarter de tout ce qui est farouche, enflammé, conflictuel, offensant, combatif, affirmatif, polémique, déclaratif.
Mais si la croix est pour nous le centre, alors la beauté est le résultat de l’amour et de la colère, de la joie et de la peine, de la souffrance et de l’extase. La beauté naît des cendres. Elle est formée de côtes brisées et de rêves détruits. La beauté chrétienne est toujours une beauté en forme de croix, issue de la mort d’un homme, comme un tremblement de terre de Pâques, comme le fait de donner naissance à un enfant. Je ne pense pas qu’on parlerait de beauté si ça n’impliquait pas quelques cris, un peu de larmes, et un écoulement de sang et d’eau.
Ceci n’est pas un appel à imiter les faux artistes du monde, qui ont besoin de dépeindre la crise et l’agonie par leur rébellion bohémienne clownesque à l’aide d’alcool bon marché et de cigarettes. Les chrétiens n’ont pas besoin de faire semblant d’être perdus pour créer quelque chose de beau. Les chrétiens n’ont pas besoin de faire semblant, car l’Évangile est déjà là. Le Christ a souffert une fois pour toutes pour nos péchés, il s’est relevé victorieux de l’obscurité, est monté à la droite du Père et a envoyé son Esprit sur toute chair.
Si cet Évangile est vrai, la vérité nous arrive dessus comme un train de fret, comme un raz de marée, comme un amour farouche et enflammé – comme une amitié avec la personne la plus passionnée de l’univers. Et le défi est que, d’une manière ou d’une autre, à la fois les artistes et les théologiens doivent tenir compte de cette réalité.
Article traduit avec autorisation. ©2015 Desiring God Foundation. Site web: desiringGod.org. Merci à Floriane Marizy pour la traduction.
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Découvre le replay du webinaire de Raphaël Charrier et Matthieu Giralt (Memento Mori) enregistré le 24 octobre 2018.
Orateurs
M. Giralt et R. Charrier